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vendredi 28 juin 2013

"C'est l'incrédulité qui rend la mort insupportable"

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 
Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) doit rendre, lundi 1erjuillet, son avis sur la fin de vie. En décembre 2012, l'Elysée, qui a annoncé son intention de présenter un projet de loi sur la question, lui avait demandé de réfléchir sur trois points : les directives anticipées, les"conditions pour rendre plus dignes les derniers moments d'un patient dont les traitements ont été interrompus", et l'assistance au suicide.
A cette occasion, Daniel Faivre, historien des religions, directeur de recherches au Centre universitaire catholique de Bourgogne, à Dijon, revient sur la place de la mort dans la société actuelle.
Cet agnostique a dirigé La mort en questions. Approches anthropologiques de la mort et du mourir, un ouvrage collectif paru en mars. Il met en perspective notre regard sur l'agonie et les questions qu'elle soulève "dès lors que l'on n'a plus de foi".
Faire évoluer la loi Leonetti pourrait aboutir à transgresser l'interdit de tuer. La question s'est-elle déjà posée ?
Il me semble que non - à part, dans un autre cas de figure, dans l'Antiquité : quand un accouchement se passait mal, on pratiquait la césarienne en choisissant de tuer la mère pour sauver l'enfant. Il s'agit en fait d'une interrogation très contemporaine, due au progrès médical, puisqu'il y a encore un siècle l'agonie était plus rapide.

Néanmoins, et cela contredit d'ailleurs la position de l'Eglise, on trouve un cas de suicide assisté dans la Bible elle-même : Saül, le premier roi d'Israël, demande à son serviteur de le tuer pour ne pas mourir des mains des Philistins (I, Sam., 31, 4-6). L'écuyer sort son épée mais n'ose tuer son roi ; Saül se jette alors sur l'arme et se suicide. Tenir une épée braquée ou déposer un poison sur un plateau, est-ce si différent ? Entre honneur et déshonneur, nous notons que Saül choisit ce qu'il estime être la "bonne mort".
Le mot "euthanasie" semble pourtant proscrit aujourd'hui. Pourquoi ?
En effet, on parle d'"aide à mourir", de "suicide médicalement assisté", de "mourir dans la dignité"... Certes, on insiste sur la question d'assistance, mais il faut appeler les choses par leur nom : il s'agit de tuer quelqu'un, et ce n'est pas anodin. Ce geste ne concerne pas que le demandeur. Il implique également toute une chaîne de responsabilités, du politique qui vote la loi au médecin qui l'applique et prescrit le produit létal, du préparateur qui le confectionne aux personnels travaillant dans ces lieux. Sur un plan strictement déontologique, tous peuvent se sentir "complices", même si la mise à mort est effectuée à la demande expresse du patient.
Pourquoi, en Suisse ou dans les pays du Benelux, la question de donner la mort se pose-t-elle différemment ?
Pour des raisons, bien sûr, culturelles et religieuses. Les Eglises n'ont pas toutes les mêmes attitudes ; les protestants sont, par exemple, plus sensibles à la souffrance qu'au geste même de tuer. Ce n'est donc pas un hasard si l'aide à mourir ou le suicide assisté sont autorisés dans les pays à dominante protestante.
Mais ce n'est pas la seule explication. Il y a aussi des présupposés d'ordre politique. Dans ces pays, il n'y a pas eu de totalitarisme. Pas de régime de Vichy, pas de régime nazi. Les risques de vote de lois dangereuses et susceptibles de dérives y font moins peur qu'ailleurs.
Dans les enquêtes d'opinion, les Français se disent largement favorables à l'euthanasie. Peut-on parler de volonté collective ?
Oui, mais c'est au nom de l'intérêt individuel qu'ils s'expriment, et pas au nom d'un intérêt collectif. Il faut pourtant réfléchir au fait que dans le cas d'une demande de mort, et particulièrement de suicide assisté, le candidat impose sa mort aux proches - il informe de sa décision, demande à être accompagné... il leur dit : "Regardez-moi mourir." Tout cela peut être malsain et extrêmement difficile pour ceux qui restent.
Comment a évolué la place de la mort ?
Il y a clairement eu une mise à distance. Elle a lieu à l'hôpital, dans un espace aseptisé, et non plus à domicile. Elle est aussi devenue l'affaire de spécialistes : les médecins pour les mourants, les pompes funèbres pour les défunts. S'est d'ailleurs développé un "marché captif" de la mort, comme disent les économistes.
De plus, dans notre société hygiéniste, la mort n'a plus d'odeur et ne se voit plus. Les cimetières sont devenus propres, la crémation s'est développée, il n'y a plus de pendus qu'on laisse pourrir à la vue de tous comme au Moyen Age.
La mort n'a jamais été si lointaine et, paradoxalement, elle n'a jamais été si proche dans les médias (au cinéma, à la télévision, sur Internet...), où elle s'étale souvent en gros plan. Elle n'a pas disparu, elle est devenue virtuelle. Les marches blanches en sont le reflet. Elles répondent à un besoin très profond de rendre hommage, mais en l'absence complète du cadavre.
Et sa perception ?
Auparavant, la mort était d'autant moins redoutée que l'on pensait qu'elle n'était qu'un passage vers une autre vie. Le besoin d'organiser sa mort était donc différent. Aujourd'hui, dès lors que cet espoir a disparu, il peut y avoir une volonté de la mettre en scène afin de laisser un témoignage, le suicide assisté en étant l'apothéose.
Par ailleurs, les expressions autour de la mort ont elles aussi changé. Nous ne disons plus "être en deuil", mais "faire son deuil", passant d'un verbe passif à un verbe actif, alors qu'il n'y a plus ni veillées ni période de veuvage.
Vous évoquez la "désaffection de la communauté à l'égard de l'espace mortuaire". De quand date-t-elle ?
Il n'y a pas de moment précis de basculement. Cela est dû à la sécularisation des sociétés, évidemment, mais aussi à un épuisement du rituel. A des époques où l'existence de Dieu et d'une survie après la mort relevait de l'évidence et non de la croyance (comme il est évident aujourd'hui que la Terre tourne autour du Soleil), les rituels étaient essentiellement tournés vers le défunt : il fallait lui faciliter l'accès au monde des morts, pour éviter qu'il ne reste accroché à celui des vivants. Le mythe des fantômes existait déjà dans la Bible, qui ne mentionne pas moins de 23 gestes de deuil (s'arracher les cheveux, déchirer ses habits, s'asperger de cendres...).
Avec le "désenchantement du monde", comme disait Max Weber, nous ne pouvons plus maintenir le lien avec nos morts. Il n'y a plus de continuité et, par conséquent, les rituels funéraires ne s'adressent plus au mort, mais aux proches, sans toucher leur but.
C'est-à-dire ?
Nos morts nous échappent. Nous ne pouvons plus rien pour eux, c'est cela qui est dur à admettre. Il n'y a pas de disparition des rituels, mais des substitutions qui ne fonctionnent pas.
Le lien est rompu et les anciens rituels nous laissent insatisfaits, même si l'on a introduit, au sein des liturgies, du profane dans le sacré (hommage au défunt, aux musiques qu'il aimait...).
Les obsèques aujourd'hui ont surtout vocation à assembler les vivants pour leur permettre de mutualiser leur chagrin. Les Eglises peinent à assouvir ce besoin, et la République n'a encore trouvé aucune forme de rituel convaincante. Dans les funérariums, les proches du défunt trouvent difficilement des cérémonies donnant du sens à leurs obsèques.
Derrière la demande d'aide à mourir, il y a le souhait d'une mort douce, le refus de l'agonie. Qu'en pensez-vous ?
Aujourd'hui, la moindre douleur est aussitôt soulagée, la demande d'aide à mourir étant la forme ultime de notre incapacité à souffrir. Pourtant, l'agonie n'est pas qu'une question de souffrance à éviter.
Dans le monde d'avant, quand la religion était au coeur de la vie sociale, contrairement au monde sécularisé d'aujourd'hui, elle était extrêmement importante. Cela permettait de rassembler les siens, de transmettre un patrimoine, comme dans la fable de La Fontaine "Le Laboureur et ses enfants". Ce n'était pas le malheur absolu, car le prêtre était là, il aidait le mourant à préparer son voyage vers Dieu.
Aujourd'hui, la grande question qui se pose à tous les incroyants (athées, agnostiques...), si l'on est conscient qu'on va mourir bientôt, est "comment va-t-on vivre cela ?". Elle se pose dès lors que l'on n'a plus de foi. C'est donc l'incrédulité qui rend la mort insupportable. L'agonie devient alors le moment redouté par-dessus tout, ce qui peut expliquer que l'on n'ait pas envie de la vivre.
De cette pensée terrorisante vient peut-être l'engouement pour certaines religions orientales (que nous préférons qualifier de "philosophies" par rejet du religieux). Preuve, sans doute, qu'il y a un recul de la religiosité, mais pas de la spiritualité.

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