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Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

mercredi 8 mai 2013

Fronde contre la psychiatrie à outrance

7 mai 2013 

 La nouvelle édition du DSM - 5, l’ouvrage américain qui fait autorité dans le monde de la maladie mentale, élargit le champ des troubles et des traitements. Ses opposants donnent de la voix.


Tous fous, comme le suggère le DSM - 5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, et 5 pour cinquième édition)? Dans quelques jours, vous aurez la réponse : la nouvelle bible du diagnostic psychiatrique sera rendue publique à l’occasion du congrès de l’APA (l’Association des psychiatres américains) qui se tient du 15 au 18 mai à San Francisco. Le DSM - 5 est l’ultime version d’un ouvrage qui règne sur la psychiatrie mondiale en décrivant, une par une, les 450 pathologies mentales qui nous menacent.
Alors que faire ? Se cacher ? Et si nous étions tous un peu moins fous que les auteurs ne l’écrivent ? Car pour la première fois, la colère gronde, des pétitions et des manifestes circulent, y compris outre-Atlantique, pour «dénoncer cette psychiatrisation à outrance de nos modes de vie». Au point qu’aux Etats-Unis, le très sérieux National Institute of Mental Health prend ses distances.
Frontière. «On doit se battre», dit avec force le psychanalyste Patrick Landman, qui préside en France le collectif «Stop DSM - 5».
Et énumère les dangers qui nous guettent : «Non au surdiagnostic, non à la pathologisation de la vie quotidienne, non à la surprescription médicamenteuse.» On pourrait en sourire, comme on se moque du dernier jeu vidéo, dégager en touche et pointer le réflexe antiyankee, mais l’enjeu est réel. Et crucial puisqu’ilconcerne la frontière sans cesse redéfinie entre le normal et le pathologique. «C’est le triomphe du symptôme, la mort du sujet avec son histoire personnelle et singulière», insiste Patrick Landman qui ajoute, avec gravité : «Aujourd’hui, si vous voulez publier dans une grande revue psychiatrique internationale, vous devez passer par la grille DSM. En France, dans les universités de médecine, c’est la seule grille nosographique qui est enseignée. C’est elle qui façonne, c’est elle qui décide.»
Querelles d’experts tatillons ? Pas tout à fait. Un exemple de ces implications quotidiennes : jusqu’ici, le deuil pathologique renvoyait à une souffrance de plus de deux mois. Avec le DSM - 5, ce sera quinze jours. «Je peux vous annoncer, dans les années à venir, de nouvelles épidémies avec ces nouveaux diagnostics», lâche le pédopsychiatre Guy Dana. Autre cas de figure, l’apparition chez les personnes âgées d’un trouble dysfonctionnel de l’humeur («troublemental mood disfunction»). «Il y a une volonté de prévoir la maladie d’Alzheimer, pourquoi pas ? Le DSM - 5 crée ce symptôme, c’est-à-dire la survenue de petits troubles cognitifs avec l’âge. Ils vont faire des tests, les répertorier, et puis… On traite, mais on traite quoi ?» poursuit le Dr Dana. Un nouveau diagnostic nécessitant un nouveau traitement, le cercle vicieux est enclenché.
Autre exemple, plus léger : vous avez trois ou quatre accès de gourmandise dans le mois. Est-ce grave, docteur ? L’hyperphagie surgit dans le DSM - 5. Ce diagnostic est construit à partir d’un symptôme qui se définirait comme un trouble des conduites alimentaires sans vomissement. Et hop, on vous diagnostique, vous êtes étiqueté, et pourquoi pas, on vous traite. «Aucun doute, dans quelques mois des articles dans les revues psychiatriques pointeront une épidémie d’hyperphagie», ironise Patrick Landman. Le danger est là. Avec le DSM - 5, le pathologique envahit toute la sphère du quotidien : tous les dix ans, l’usage de ce manuel agit comme une pieuvre qui prendrait dans ses tentacules tous les gestes de la vie quotidienne.
Pourfendeur. Paradoxalement, l’attaque la plus sévère contre cette bible est venue de l’intérieur. Lancée par le professeur américain Allen Frances, le responsable du groupe d’experts qui a abouti à la publication en 1994 du DSM - 4. «Invité à un cocktail de l’American Psychiatric Association, j’y ai retrouvé beaucoup d’amis. Ils étaient très excités par la préparation du DSM - 5, raconte-t-il dans un entretien à la revue Books. L’un parlait d’une nouvelle possibilité de diagnostic, celle du risque de psychose. Il serait désormais envisageable de prévoir qu’un jeune deviendra psychotique. J’ai tenté de lui expliquer le danger d’une telle idée : nous n’avons aucun moyen de prédire qui deviendra psychotique, et il y a fort à parier que huit jeunes sujets ainsi labellisés sur dix ne le deviendront jamais. Le résultat serait une inflation aberrante du diagnostic, et des traitements donnés à tort à des sujets jeunes, avec des effets secondaires graves.» C’est comme ça que lui, l’artisan du DSM - 4, est devenu le pourfendeur du DSM - 5.
Quand on l’interroge sur les conséquences du DSM - 5, Allen Frances répond : «Il faut faire très attention quand on pose un diagnostic, surtout sur un sujet jeune. Parce que, même s’il est faux ou abusif, ce jugement risque de rester attaché à la personne toute sa vie.» Et le psychiatre d’ajouter : «Les données épidémiologiques sont structurellement gonflées. C’est l’intérêt des grandes institutions publiques de recherche, aux Etats-Unis, de se référer à des données surévaluées. Cela leur permet de décrocher davantage de crédits. Les compagnies pharmaceutiques, elles, tirent argument des taux élevés pour dire que beaucoup de malades ne sont pas identifiés et qu’il faut élargir le marché.»
On aurait tort de prendre à la légère ces dérives potentielles. «Tout nouveau diagnostic cible des gens, qui vont ensuite recevoir des psychotropes. C’est une machine infernale», insiste Patrick Landman, qui vient de publier un livre sur le sujet (1). «Si au moins cela marchait», lâche-t-il. Dans les pays de l’OCDE, la consommation d’antidépresseurs a augmenté en moyenne de 60 % entre 2000 et 2009, et pourtant rien n’indique que le taux de dépression ait diminué. En Islande, plus gros consommateur de ces molécules dans le monde, le taux de suicide reste stable depuis dix ans.
«Le plus grave, insiste Patrick Landman, c’est le règne de la pensée unique.» «Ce qui m’inquiète, conclut le Dr Tristan Garcia-Fons, pédopsychiatre, ce sont les ravages chez l’enfant. Le DSM -5 fabrique des enfants anormaux. Tout enfant qui s’écarte de la norme devient malade. C’est pour cela qu’il ne faut surtout pas se taire.»
(1) «Tristesse Business, le scandale du DSM - 5», Max Milo, 12 €.


Aux Etats-Unis, la grande misère de la psychiatrie

7 mai 2013

La chute des budgets de santé mentale condamne les malades à la rue ou à la prison.

Plus de maladies, plus de malades… mais moins de soins ! Aux Etats-Unis, c’est la «santé mentale» elle-même, comme on dit ici, qui mérite un diagnostic de schizophrénie aiguë. Tandis que les psychiatres américains identifient toujours plus de troubles, les budgets de soins ont été sabrés ces dernières années, abandonnant de plus en plus de malades à la rue, aux urgences ou… aux prisons. De 2009 à 2012, les Etats fédérés, principaux responsables du soin psychiatrique aux Etats-Unis, ont sabré 4,35 milliards de dollars dans leurs budgets de santé mentale (sur un total de 37 milliards par an), a décompté l’association des directeurs de programmes de santé mentale (NASMHPD). Sur la même période, le nombre de patients requérant des soins augmentait de «près de 10 %» selon le même organisme.
Engagé dans les années 60, le mouvement de fermeture des hôpitaux psychiatriques s’est poursuivi. En 1955, les Etats-Unis comptaient un lit en psychiatrie pour 300 habitants. En 2010, le ratio était de 1 pour 7 100 Américains, et 4 000 lits ont encore été supprimés entre 2010 et 2012. A l’origine, l’idée était de soigner les malades plus près de chez eux, en milieu ouvert. En pratique, cela signifie souvent les abrutir de médicaments ou les abandonner à leur sort. Les shérifs se plaignent de perdre des journées entières à récupérer les malades et ne pas savoir qu’en faire, si ce n’est les déposer en prison.
Moins d’un tiers des adultes souffrant de trouble mental sont soignés, estime le National Alliance on Mental Illness (Nami), un des lobbys du secteur. «Nous dépensons l’argent à mauvais escient : dans les prisons, aux urgences des hôpitaux ou dans les refuges pour SDF quand les malades sont sérieusement atteints», s’indignaient les directeurs de programmes de santé mentale dans un rapport publié l’an dernier. «Depuis les dernières tueries de masse [souvent commises par des malades mal ou non soignés, ndlr], on commence tout de même à voir un possible retournement, observe Ted Lutterman, chargé de recherches pour la NASMHPD. Plusieurs Etats ont annoncé qu’ils allaient restaurer certains financements. Peut-être sommes-nous enfin à un tournant.»

«La journée classique» du Dr S., psy à Annecy

Douze patients, beaucoup de troubles liés au travail : «Libération» a assisté aux consultations d’un psychiatre.

«Regardez, le DSM, je l’ai et je m’en sers pour tenir mon téléphone, s’amuse Marc S. Autrement ? Non, c’est rare que je le regarde…»Voilà un psychiatre comme on les aime, simple, pas prétentieux. Il fait son boulot du mieux qu’il peut. Et en vit correctement. Un temps médecin hospitalier dans une unité psychiatrique d’Annecy (Haute-Savoie), il s’est installé dans un petit trois-pièces, à quelques encablures du lac. Son cabinet est sobre ; devant son bureau, deux fauteuils, et sur le côté, l’ordinateur. La salle d’attente est chaleureuse. «C’était un vieux rêve que j’avais, je suis en secteur 2, je prends autour de 70 euros, dit-il, mais cela dépend évidemment du patient, parfois c’est moins.»
Nous l’avions rencontré par un ami commun, et lors de la discussion, il avait lâché : «Je suis sidéré de ce qui se passe avec les troubles de l’humeur. Les labos font pression, ils psychiatrisent un peu tout, ils nous poussent à poser ce diagnostic pour qu’ensuite nous prescrivions des antipsychotiques. C’est lourd, ces traitements, et cela ne me paraît pas en rapport avec ce dont souffrent certains de mes patients.» Quelques mois plus tard, nous lui avons proposé de suivre une de ses journées de consultation, en l’interrogeant sur les patients (1) qu’il allait recevoir, et sur la sortie prochaine du DSM - 5.
Est-ce que cette nouvelle version pourrait lui être utile ? Marc S. n’a rien contre les médicaments. Pour autant, il ne se sent pas loin du monde de la psychanalyse : sur son bureau, un tome des séminaires de Lacan est lourdement annoté. Ce jour-là, il reçoit 12 patients.«Une journée classique. J’ai plutôt plus de femmes que d’hommes, des névroses surtout, mais aussi quelques patients plus lourdement atteints.» Et quid du symptôme ? «Plus jeune, j’avais besoin de mettre un diagnostic. Maintenant, beaucoup moins, je suis plus tolérant, plus ouvert. Je sais la limite de mettre les gens dans des cases, dans nos cases, précise-t-il. On s’enferme à ne voir qu’un symptôme, et non un sujet.»
Petites brimades. La journée débute par une patiente d’une trentaine d’années. En arrêt maladie depuis neuf mois. «Souffrance au travail, dit-il. Non-reconnaissance, petites brimades aussi. Quand je la vois, je ne décèle pas de syndrome dépressif, mais si elle se remet trop vite au travail, elle peut décompenser vraiment. On est sur une problématique d’une personne très consciencieuse qui craque.» Elle prend un traitement antidépresseur. «La mettre dans une case diagnostic ? Je ne vois pas laquelle. Mon rôle est de la soutenir, et l’aider dans un projet progressif de reprise de travail.»En parcourant son agenda, le médecin observe : «Je n’avais pas noté, mais en fait, j’ai pas mal de troubles liés au travail.» Arrive une autre patiente qu’il suit depuis trois ans. Une femme, avec un passé psy, des passages à l’acte suicidaire. «Je n’ai pas posé de diagnostic, elle a des troubles du caractère, elle peut s’emballer facilement.» Il la voit tous les mois. «On pourrait lui mettre quatre ou cinq diagnostics. D’autres médecins lui auraient peut-être prescrit un antipsychotique… moi, non. Avec des antidépresseurs, ça ne marche pas trop mal.»
De nouveau, une femme. Elle a 50 ans, est venue consulter «dans un contexte de recrudescence de crises d’angoisses». «Elle prend des antidépresseurs. Elle vient, on parle, c’est un peu une psychothérapie, toutes les semaines. Il y a une vraie souffrance, elle n’a pas digéré une séparation.» En début d’après midi, un jeune homme d’origine sud-américaine est là, un peu poussé par ses parents qui s’inquiètent de son impulsivité au travail. «Il vient, il est demandeur, mais je ne sais pas trop de quoi, note le médecin. C’est un enfant adopté. Il n’a pas de traitement, il ne participe pas beaucoup à l’entretien. Même si ce n’est pas très passionnant, on ne sait jamais, cela peut s’ouvrir.» Un diagnostic ? «Cela pourrait peut-être être utile, mais là, je ne sais pas lequel.»
Pour la patiente suivante, une femme de 46 ans qu’il suit depuis dix ans, il n’a guère de doutes. «Un trouble bipolaire, son traitement marche bien. Elle a besoin de venir tous les mois, cela la rassure, on a de bons rapports. Voilà, je l’accompagne, elle n’a jamais fait d’épisodes majeurs depuis.» Au tour d’une autre, malmenée, surpressurée dans son travail : «Elle fait une forme de burn-out. Que pourrait-on dire comme diagnostic ? Dépression réactive. Pourquoi pas ?»
«Dévore de l’intérieur». Le défilé se poursuit : des consultations qui durent entre trente et quarante-cinq minutes. «Les visiteurs médicaux ? J’en reçois un par semaine… Cela m’est utile parfois, pour certains médicaments», reconnaît le docteur. Arrive un patient qui le trouble, une vieille histoire de rupture qui n’en finit pas. «Cela le dévore de l’intérieur, je ne sais pas, il faut être attentif, cela peut déraper.» Puis une femme de 63 ans qui travaille dans une droguerie. «On lui a fait un reproche, et elle a craqué. Il y a d’autres choses, c’est comme en réaction à une situation où elle se sentait comme une machine. Peut-être tenait-elle trop à son travail.» Des morceaux de vie surgissent et s’enchaînent jusqu’à la dernière consultation : un trouble alimentaire qui perdure. Marc S. n’a rien d’un magicien. «J’accompagne», répète-t-il.
(1) Des éléments concer nant les patients ont été modifiés, pour qu’ils ne puissent être reconnus.

«Depuis vingt ans, les maladies mentales restent plutôt stables»

7 mai 2013

Epidémiologiste et psychiatre, Bruno Falissard n’est pas alarmiste sur le DSM - 5 :

Bruno Falissard a un parcours atypique dans le monde de la psychiatrie et de la recherche. Polytechnicien, il enchaîne avec médecine, devient psychiatre dans un service à tendance biologique puis épidémiologiste. Nommé professeur de santé publique, il dirige l’une des équipes de recherche les plus importantes en France, à la Maison de Solenn, à l’hôpital Cochin.
Peut-on parler de nouvelles maladies mentales, voire d’évolutions sensibles ces vingt dernières années ?
Si l’on prend les grandes maladies, il y a peu de changement. La schizophrénie ? C’est stable, peut-être en légère diminution. L’hypothèse de cette baisse renvoie à une meilleure prise en charge des grossesses : protection améliorée contre les virus par des vaccinations, moins de traumatismes du cerveau lors de l’accouchement. L’anorexie mentale augmente, mais moins qu’on ne le dit : si on écoute les médias et les familles, on peut croire qu’il y a explosion. En fait, c’est l’expression publique qui a explosé : les données épidémiologiques font certes état d’une augmentation, mais elle est limitée. L’anorexie n’est pas devenue la maladie du XXIesiècle.
Et les troubles bipolaires, dont on parle sans cesse ?
Dans le cas des troubles bipolaires chez l’enfant, on a assisté à un phénomène spectaculaire : avant, en Europe, on n’en voyait pas, maintenant on dit qu’il y en a peut-être un peu. Aux Etats-Unis, cela a été un raz-de-marée, on ne parlait que de ça. Certains ont mis en avant les différences avec l’Europe, qu’il y avait là-bas beaucoup de prescriptions d’antidépresseurs qui pouvaient provoquer des virages maniaques. L’explication me paraît plus culturelle, voire sociétale : les Américains ont une clinique sémiologique précise quant au recueil des symptômes, alors que la nôtre est plus phénoménologique, plus proche du vécu subjectif des patients. Aux Etats-Unis, à cause des assurances, les psychiatres doivent renseigner précisément ce qui s’est passé. Nous n’avons pas le même regard. Il faut dire aussi que certains collègues américains ont pensé qu’il y avait là un «coup» à jouer, une découverte historique. Certaines firmes pharmaceutiques ont pu aussi y voir de nouveaux marchés. Mais le soufflé est en train de retomber.
Il n’empêche que l’on parle de plus en plus d’enfants super agités.
Les Etats-Unis nous ont renvoyé, là aussi, une situation particulière. Dans les congrès, dans les articles, la notion d’enfant «hyperactif»est devenue incontournable à partir des années 80. Avec cette précision : «En plus il y a un traitement qui marche très bien.» Et les prescriptions sont montées en flèche. En France, on a répondu qu’un symptôme n’est pas une maladie. Que porter le diagnostic d’hyperactivité sur un enfant est réducteur, et qu’on oublie de regarder le contexte et la trajectoire de vie du patient. Mais il faut être honnête, le traitement médicamenteux peut être efficace, et parfois impressionnant. Du coup, la machine s’est peut-être emballée aux Etats-Unis : dans certains Etats, 10% des garçons en fin d’école primaire sont sous Ritaline.
Et en France ?
C’est dix fois moins.
Il y a bien un risque de surdiagnostic ?
Oui, mais à un moment il faut bien trancher : à partir de quand y a-t-il un trouble ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a un trouble ? En France, c’est lorsque quelqu’un sonne à la porte d’un médecin et vous dit «je souffre». Et ça, ce n’est pas le DSM qui le décide, c’est le patient. Le problème de l’enfant, c’est qu’il ne vient pas tout seul, ce sont les autres qui le trouvent malade.
Pensez-vous que tout le comportement humain serait menacé d’un diagnostic psychiatrique ?
Soyons prudents, ce n’est pas si caricatural. Dans le DSM - 5, il devait y avoir, par exemple, l’addiction à Internet, ils l’ont retiré pour éviter ces considérations complexes sur ce qui est normal et ce qui est pathologique. Et puis, attention au faux débat : les maladies sont avant tout des concepts de médecin, pas toujours pertinentes pour le patient concerné.
Dans le DSM - 5, le seuil pathologique du deuil passe de trois mois à quinze jours. A quoi ça rime ?
A rien. Certains disent que toute souffrance ne doit pas être médicalisée : dans la vie, il est normal d’être malheureux, de souffrir, par exemple après un deuil ou une rupture sentimentale. C’est un élément essentiel de la vie humaine. D’autres font remarquer que certains sujets endeuillés souffrent terriblement et que, s’ils souhaitent un traitement pour les soulager, il n’y a pas de raison de le leur refuser. Difficile de trancher. Mais c’est bien d’en débattre.
Le diagnostic, n’est-ce pas surtout la fin du sujet ?
Je l’entends de la part de mes collègues : une fois l’étiquette posée, on oublie la personne qui est derrière. Selon un collègue économiste, Claude Lepen, «en ce moment, on observe un échec de la moyenne»avec la médecine personnalisée.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Nous avons été trop loin dans la médecine fondée sur les preuves. Cette médecine reposant sur des études statistiques concerne un patient moyen. Si la médecine fondée sur des preuves a permis de rationaliser les prises en charge, elle a conditionné les médecins à penser que, derrière leur patient, il y a un cas d’école, un patient moyen. En santé mentale, c’est plus lourd, et encore plus en pédopsychiatrie où l’on accueille généralement toute une famille en consultation. Pour dire les choses simplement, le patient moyen n’existe pas. La moyenne permet de simplifier les problèmes, ce qui peut être utile, mais en face de vous, vous n’avez jamais de patient moyen.
Vous craignez l’arrivée du DSM - 5 ?
Pourquoi avoir peur ? Pour être publié dans de grandes revues internationales, il faut passer par le DSM - 5, c’est le bon côté, au moins on parle tous de la même chose, même si c’est réducteur.
D’autres stigmatisent la montée en puissance de l’industrie pharmaceutique.
Hier, peut-être… Moi, je préférerais qu’elle soit plus présente. Pour autant, que la présence de l’industrie soit trop forte en médecine, c’est une évidence, et que ce soient les firmes qui évaluent les produits qu’elles vendent, c’est un problème. Mais je n’ai jamais vu une firme inventer une maladie, même si elles peuvent se dire : «Tiens, il y a un coup à jouer.»
La question des causes est-elle encore pertinente en psychiatrie ?
Qu’est-ce qui rend fou ? Une cause virologique, génétique, psychique ? Cette notion ne fonctionne pas en psychiatrie. Quand on prend le comportement d’un être humain ou l’expression de ses émotions, comment établir une cause ? De mon point de vue, il y a derrière la notion de cause deux situations. La première relève d’une perspective de santé publique : on ne recherche pas les causes mais l’élément sur lequel agir pour que les gens aillent mieux. Et on dit ensuite que c’est la cause. La seconde se rencontre en clinique. Des parents me disent :«Mon enfant est hyperactif, mais à cause de quoi ? De nous ? De la société ?» Ils ont besoin que je leur raconte une histoire qui donne du sens au comportement de l’enfant. Nous tentons de donner du sens, mais au fond, c’est du storytelling.
Et la psychanalyse ?
Comment le nier ? Elle dit des choses très pertinentes, surtout en pédopsychiatrie. Elle permet de se repérer dans des situations d’entretien difficile. Elle est clouée au pilori en ce moment, c’est une chasse aux sorcières. Bien sûr, elle a été à l’origine d’une grande souffrance chez les parents d’enfants autistes, mais il ne faut pas oublier la force de cette théorie.
Que vous a appris l’épidémiologie finalement ?
Elle permet de mettre à plat les problèmes avec une certaine neutralité, même si ce n’est pas toujours spectaculaire. Elle nous interroge. Par exemple, il y a dix fois plus de filles anorexiques que de garçons, et deux fois plus de femmes déprimées que d’hommes. Pourquoi ? Il y a un peu plus d’hommes schizophrènes que de femmes. Et les patients schizophrènes ne sont pas nés de façon égale durant l’année. Comment l’expliquer ?





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