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samedi 19 janvier 2013

Mal-être recommandé

17 janvier 2013

Théâtre. Aux Bouffes du Nord, Guillaume Vincent met en scène ses deux premiers textes : «Rendez-vous gare de l’Est», sur la dépression et «La nuit tombe…», sur les conflits relationnels.

Il est 19 heures. Une femme assise seule en scène. Jambes croisées, au niveau du public, dans l’arène. Si l’on pouvait encore fumer, nul doute qu’elle fumerait. C’est Rendez-vous gare de l’Est. On la prend pour un semi-rebut ordinaire, quelqu’un d’un peu dysfonctionnel. Puis, assez vite, on entend qu’elle est borderline : elle parle d’HP, de dosages d’antipsychotiques et comment régner sur l’hôpital en dealant des cigarettes. On rit moins : de loin en loin, comme à un avenir vaguement menaçant. Le visage d’Emilie Incerti Formentini rougit, se creuse, pâlit, s’alourdit selon le cycle maniaque du rôle, yeux dans le bouillon ou sur le pont. A la fin de l’heure de spectacle, la chair met quelques minutes à reprendre sa forme initiale, comme une désintoxication instantanée. Trois jours par semaine, on peut enchaîner à 21 heures avec La nuit tombe… mais les deux pièces de Guillaume Vincent se voient aussi séparément.
Dispositif. Quand on lui demande si les spectacles ont un lien, l’auteur et metteur en scène dit que ce sont deux façons de montrer«des gens qui vont plutôt mal». Rendez-vous gare de l’Est, ce serait le symptôme, le phénomène, et La nuit tombe… le contenu manifeste du rêve, la boîte noire à vertige (lire ci-contre). Malgré deux esthétiques opposées, c’est la même scène freudienne. Rendez-vous gare de l’Est se donne comme un documentaire. «J’ai décidé d’interviewer une jeune femme souffrant de maniaco-dépression,indique Vincent dans la note d’accompagnement. J’essaye de retranscrire sa parole sans me débarrasser des défauts du langage parlé.» Peu importe. Ce qui compte, c’est le dispositif : une actrice jouant un document, autant dire une fiction au carré. Ou plutôt la mise à jour de la fiction dans toute identité. On pense au titre de Baudelaire, la Chambre double, où se glisse un «démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses».
Pour La nuit tombe…, Guillaume Vincent choisit le lieu canonique de la chambre d’hôtel, ce cliché dramatiquement clos, pour en défoncer mieux les murs, y installer un double fond. La nuit tombe… s’ouvre sur une mère et son enfant, dialogue allemand et sous-titres suspendus en l’air sur le devant de la scène, comme dans un film 3D. La mère, au gabarit masculin, porte perruque, et l’enfant semble être une marionnette. Mais il finit par bouger. A l’arrière, une porte-fenêtre donne parfois sur une terrasse. A droite, une salle de bains donne souvent sur l’horreur. Placard à sorcières, lieu hors champ dont on n’aperçoit que des bouts, où les petits disparaissent. A gauche, une autre porte et un téléphone qui relie à la réception, où personne n’est jamais utile. D’autres téléphones, portables (et en russe surtitré, cette fois) parleront de la surdité amoureuse.
Ping-pong. De scène en scène, les personnages et les situations semblent se modifier, le climat changer (il pleut, il vente, nuit, jour) tout comme les tonalités (féerie, intimisme, comique…), mais les spectres restent les mêmes. Il y a des enfants perdus, des mères en deuil, des sœurs et frères disputés, un sombre climat incestueux : on joue beaucoup à la poupée (comme l’héroïne de Rendez-vous… était son propre mannequin brisé). Et surtout, il y a les dialogues. Un ping-pong de flanelle nerveuse qui fait se dire qu’un auteur est né :«Je n’aime pas la violence. - Laissez-moi vous aider. - Qui vous paie ? (Il se rapproche d’elle, essaie de l’embrasser, elle le repousse.)- Personne. Je voudrais vous éviter de faire un geste que vous pourriez regretter. - C’est dans votre cahier des charges ? - Je ne fais pas ça par plaisir mais par devoir. - C’est là où vous vous trompez. Vous n’êtes là que pour votre plaisir. Un plaisir morbide peut-être mais un plaisir tout de même. J’ai connu une femme, une catholique, elle accompagnait les malades en fin de vie.»
Smartphone. Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers. A l’analyse, on perçoit mieux son charme : c’est que les situations (ici, une femme aux prises avec un nommé Angelo) se collettent au sacré (via des réminiscences de Pasolini, Bergman, Lynch) mais sont percées de traits prosaïques, acculées à la gangue lexicale des formes de pensée contemporaines. Même la scène la plus bluffante, entre un jeune réalisateur et son actrice filmée au smartphone, montre que, même à coup de gifles dans la gueule, on ne décolle décidément jamais, du prétendu moi réel, l’encombrante «persona».
Rendez-vous gare de l’Est et La nuit tombe… texte et ms deGuillaume Vincent Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, boulevard de la Chapelle, 75010. Jusqu’au 2 février. Rens. : 01 46 07 34 50 ou www.bouffesdunord.com

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