Nicolas Sarkozy s'est fait le héraut du ressentiment des couches populaires envers des assistés qui se trouvent juste au-dessous d'eux dans l'espace social. Sans retenue ni ménagement, il a entretenu, exploité, élargi une faille qui existe bel et bien, au sein même des catégories les plus modestes, entre ceux qui émargent dans les systèmes publics d'assistance et ceux qui vivent d'emplois précaires.
De ce point de vue, sa présidence a entériné la fin du consensus républicain autour de l'assistance. La réforme portant création du revenu de solidarité active (RSA), votée le 1er décembre 2008, de manière symbolique vingt ans jour pour jour après la création du revenu minimum d'insertion (RMI), avait pour fonction de tourner officiellement la page. Malgré celle-ci, la promesse de faire reculer la pauvreté d'un tiers en cinq ans n'a pas été tenue.
Au contraire, avec 8,2 millions de pauvres (13,5 % de la population en 2009), chiffre en augmentation et dont l'évolution future risque d'être encore plus dramatique du fait de l'augmentation continue du chômage et de la précarité, la question sociale s'inscrit au premier plan des enjeux qui attendent le nouveau pouvoir.
En matière sociale, Nicolas Sarkozy laisse un héritage à la fois politique et institutionnel que le président nouvellement élu, François Hollande, devra profondément amender s'il veut mettre en oeuvre la politique de justice sociale, centrée notamment sur la jeunesse, qu'il a mise au coeur de son ambition pour la France. Pour le comprendre, il faut d'abord rappeler dans quelle dynamique sociale et politique les réformes sociales de Nicolas Sarkozy se sont inscrites avant d'en mesurer les effets et d'en déduire les défis du quinquennat qui s'ouvre.
Depuis trois décennies maintenant, la situation du modèle français est marquée par la déconnexion profonde entre deux piliers de la protection sociale. Il y a d'un côté l'assurance, celle des travailleurs, reposant sur les cotisations et les institutions de sécurité sociale, et de l'autre l'assistance, celle des pauvres, financée par l'impôt et placée sous conditions de ressources. L'indemnisation des grands risques sociaux définis après-guerre d'un côté, les prestations compensatoires de "solidarité" qui n'ont cessé de s'étendre depuis la création du revenu minimum d'insertion (RMI) en 1988 de l'autre.
Les résultats du RSA, trois ans après sa création en 2009, ne sont pas à la hauteur des espérances. Ce dispositif a-t-il cependant permis de mettre en fin à la stigmatisation de l'assistanat ? Rien n'est moins sûr, les diatribes du ministre des affaires européennes Laurent Wauquiez sur le "cancer de la société française" en mai 2011 et la fin de la campagne électorale ont marqué la résurgence d'une tension fondamentale et qui ne disparaîtra pas avec l'arrivée de la gauche au pouvoir. Avant d'invoquer, sans doute trop rapidement, "l'insécurité culturelle" ou "identitaire" dont le vote Front national serait le symptôme, la persistance d'un malaise vis-à-vis de l'assistance au sein même des couches sociales qui en sont les plus proches doit nous conduire à identifier les défis du prochain quinquennat en matière sociale.
Tout le défi pour le gouvernement est en effet de réconcilier lutte contre la pauvreté et lutte contre la précarité. Comment apporter du soutien à ceux qui sont privés d'emploi sans susciter le ressentiment des travailleurs précaires ? Comment recréer de la solidarité sans accroître les brèches qui ont été ouvertes et sciemment élargies entre pauvres et moins pauvres ?
Ces défis obligent la gauche à un aggiornamento profond par rapport à des politiques (RMI, couverture-maladie universelle, etc.) qui constituent une grande partie de son héritage en matière sociale lors des périodes où elle a exercé le pouvoir. Sans renier ces aides, il faut les réinscrire dans une ambition plus globale de solidarité, qui ne se limite plus à l'assistance, qui est à la fois insuffisante pour ceux qui la reçoivent et insupportable pour ceux qui en sont privés pour quelques euros de trop. La lutte contre la pauvreté passe d'abord par la fin des discriminations dues à l'âge en vigueur actuellement. En France, aujourd'hui, les 18-25 ans sont les plus touchés par la pauvreté.
Frappés par le chômage dans des proportions près de deux fois supérieures à celles des autres catégories d'âge, dépourvus de toute aide de grande ampleur, les jeunes sont les grandes victimes d'une protection sociale qui distribue d'abord la richesse vers ceux qui ont acquis les positions les plus solides et vers les générations qui ont bénéficié d'une présence stable sur le marché du travail. Pis, avec le quotient familial, ces jeunes sont considérés comme devant être protégés par le biais de leur famille.
Or les inégalités entre celles-ci sont très fortes. La famille comme instrument de solidarité pour les moins de 25 ans constitue une injustice notoire. Il faut, pour pallier l'inéquité dans la redistribution occasionnée par le quotient familial, le réformer et ouvrir le RSA à la majorité civile (18 ans) sans créer de dispositif spécifique qui étiquetterait négativement les jeunes. La pauvreté qui sévit dans cette catégorie de la population l'exige. Le principe de la lutte contre les discriminations l'impose.
Plus largement, la "défamilialisation" de la protection sociale, avec la création d'un service public de la petite enfance, reste un des enjeux cruciaux pour réconcilier activité (des femmes notamment) et solidarité dans des conditions qui n'identifient pas la reprise d'emploi à une punition pour des allocataires soupçonnés de paresse. A côté de cette première démarche d'extension du RSA aux jeunes sans travail et sans protection, une autre réforme doit être menée : il s'agit de substituer la fiscalité à l'assistance pour lutter contre les bas salaires.
Comme Dominique Méda et ses collègues l'ont expliqué (Le Monde du 21 avril), le non-recours aux dispositifs d'assistance parmi les travailleurs modestes (mesuré par le taux de non-recours de plus de 60 % au RSA) incite à la plus grande prudence vis-à-vis d'une extension du RSA. C'est par la fiscalité, en s'adressant au citoyen, qu'il sera possible de pallier la déstabilisation croissante des strates inférieures du marché du travail.
Enfin, les débats sur l'élargissement de l'indemnisation du chômage et la flexisécurité doivent être repris pour réinscrire la protection sociale dans une dynamique d'universalisation et d'adaptation au nouveau cours économique. Les années 1990 et 2000 ont été marquées par des réflexions intenses sur la manière de réarticuler la protection sociale, conçue pour protéger l'emploi industriel d'un salarié masculin, avec les enjeux de la tertiarisation, de la flexibilité croissante des parcours d'emploi et avec l'éclatement des formes familiales du fait de l'augmentation du nombre de séparations. La protection sociale française doit se réorienter pour s'adapter à la nouvelle conjoncture économique. Elle doit se tourner vers la personne et moins sur le statut d'emploi.
Elle doit tendre vers une plus grande égalité dans l'attribution des ressources. Cela vaut pour l'éducation, où les inégalités territoriales restent massives, cela vaut pour la formation continue, qui doit être mise au service de la mobilité sociale des moins qualifiés et non de l'excellence d'une mince couche de travailleurs hyperproductifs. Les défis sont immenses et ils traversent toutes les "questions", de genre, de ségrégation territoriale, de discrimination ethnique, de génération, qui ont émergé ces dernières années. La pauvreté est plus forte chez les femmes, plus concentrée dans les quartiers défavorisés, et elle frappe plus les étrangers.
Elle est plus prégnante chez les jeunes et les actifs, mais elle remonte chez les personnes âgées. Elle est toujours plus sévère chez les moins qualifiés. Elle doit donc être au coeur de tous les pans de l'action publique et non réduite à une maigre assistance qui permet à peine d'assurer la survie de ceux qui la reçoivent. La lutte contre ce phénomène doit s'inscrire dans la réflexion sur la réforme de chaque pilier de la protection sociale.
Si une partie de la population doit être aidée, soutenue, l'assistance ne peut et ne doit plus être utilisée pour pallier les failles et les inégalités croissantes de notre système de protection sociale. La solidarité est nécessaire. Elle sera d'autant plus légitime qu'elle ne sera utilisée que dans les situations de grande pauvreté, en laissant aux protections universelles contre les risques sociaux le soin de prévenir l'entrée dans une citoyenneté sociale plus faible et moins légitime, avec tous les effets corrosifs, individuels et collectifs, que cette "chute" entraîne.
A l'aube d'un nouveau quinquennat marqué, espérons-le, par une lutte déterminée contre la précarité et la pauvreté et, à tout le moins, par la fin de la stigmatisation des assistés à qui des devoirs croissants n'ont cessé d'être imposés, il ne semble pas inutile de rappeler que c'est d'abord par des protections générales qu'une société lutte le plus efficacement contre ces fléaux, dont rien n'assure qu'ils soient des reliquats du passé ou des effets temporaires de la crise.
Sociologue, maître de conférences à l'université Paris-Descartes, membre du Cerlis, le Centre de recherche sur les liens sociaux (Paris-Descartes / CNRS). Il est l'auteur du "Nouvel âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques" (Seuil, 104 p., 11,80 €) et de "L'Autonomie des assistés" (PUF, 2009). Il est également rédacteur en chef de la Vie des idées.fr et a été membre du Comité national d'évaluation du revenu de solidarité active de 2009 à 2011.
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