Au delà de la « dangerosité » : penser les sorties de délinquance
En 2007, en terminant une thèse de doctorat sur les bandes de jeune, je me suis rendu compte qu’une partie non négligeable des jeunes interrogés aux premières lueurs de ma recherche (dès 2001) s’étaient éloignés ou avait disparu du monde des bandes. Quelques-uns étaient enfermés en prison, mais la plupart étaient progressivement « passés à autre chose ». Ces derniers avaient fortement réduit ou bien complètement cesser de commettre des délits et de se faire remarquer par leur attitude transgressive, défiante, bruyante et visible. Lorsque j’ai reconstitué une liste des principaux acteurs de la délinquance locale entre le milieu des années 1980 et 1990, je me suis aperçu que, mise à part une toute petite frange qui continuait très discrètement à faire du « bizness », la plupart s’étaient rangés. Voilà un constat intéressant : quelques années auparavant, ils étaient jugés « intraitables », des « poisons » « irrécupérables », souvent réduits à leurs origines lorsqu’ils appartenaient à des minorités (im)populaires, ils désorientaient leurs familles, les travailleurs sociaux ou les acteurs du monde judiciaire, etc. Or les voilà à présent « rangés », « posés », après avoir « tourné la page », beaucoup ayant même quitté le quartier de leurs « exploits ».
Combler un vide de la recherche francophone
Comment ? Pourquoi ? Avec qui avaient-ils opéré ce changement ? Une démarche personnelle, l’action de l’entourage ou des institutions, des rencontres déterminantes ? Quel poids du conjugal, de l’emploi, de l’action publique, ou des croyances philosophiques ou religieuses, etc. ? Autant de pistes et de questions qui bousculent la mécanique d’appréhension du crime et du criminel et, plus largement, les capacités de réhabilitation de notre société.
Quelle fut alors ma surprise en constatant que la désistance (néologisme synonyme de sortie de délinquance, qui s’est imposé dans la littérature anglo-saxonne) n’avait donné lieu à aucune recherche, aucune publication, aucun colloque dans la plupart des pays francophones, notamment en France (1). Depuis que le crime est l’objet d’investigations sérieuses, c’est-à-dire depuis plus d’un siècle, la désistance est ignorée. Chercheurs américains puis britanniques ne s’y sont attelés sérieusement qu’à partir des années 1970. Pourtant, en France, la « prévention de la récidive » mobilise théoriquement de près ou de loin quelque 8 000 agents de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, 35 000 agents de l’administration pénitentiaire, 7 500 magistrats, ainsi qu’une partie des quelques 2 000 éducateurs spécialisés, sans parler du ministère de l’Intérieur, des collectivités territoriales ou du monde associatif.
Plus qu’un refus de les étudier, les sorties de délinquance représentent un impensé académique et politique. La sociologie, par exemple, s’intéresse prioritairement àl’adoption de pratiques sociales plutôt qu’à leur renoncement. A l’instar des engagements militants analysés par Olivier Fillieule, la sociologie des trajectoires délinquantes se focalise sur le recrutement et l’enrôlement aux dépens de la défection (2). Or, en changeant de style de vie, les individus « quittent » un monde et « vont vers » autre chose, et les deux moments ont chacun leur importance. Ajoutons à cela que les sorties de délinquance ont pu se retrouvées coincées dans un angle mort, ni vraiment encore dans le champ de la déviance, ni dans celui plus vaste de l’intégration sociale.
Une surpolitisation de la récidive qui, du coup, passe à côté de l’essentiel
Cette focalisation sur le criminel puis sur le traitement pénal n’est pas sans lien avec la politisation de ces questions. A chaque époque les objets (et les financements) de recherche sont influencés par les priorités politiques et morales du moment. Or, la lutte contre la délinquance et la rhétorique qui l’accompagne sont exclusivement tournées vers l’identification des publics déviants et de leurs territoires considérés comme des groupes « à risque » à contenir et non des populations « à potentiel » à réinsérer, notamment dans la période actuelle.
Les représentations collectives, les discours publics, le traitement journalistique majoritaire, ainsi que l’orientation des politiques pénales se détournent lentement mais surement de l’idée de réhabilitation, pour se centrer sur le crime comme risque ou comme flux d’affaires à gérer, notamment par la neutralisation, qu’il s’agisse de neutraliser en augmentant le coût pénal du passage à l’acte ou de neutraliser par l’enfermement. Aujourd’hui, des réseaux d’experts s’activent même à construire des outils d’évaluation de la « dangerosité » des individus selon un modèle assurantiel. Vision négative des individus qui a toutes les chances de fonctionner comme prophétie auto-réalisatrice. L’idée de « dangerosité » est une croyance qui invite chacun à se prémunir du danger, et donc à isoler et à exclure. Évaluer la dangerosité et le risque est aujourd’hui très clairement ce qu’on demande aux conseiller de probation et d’insertion, à savoir une pseudo-criminologie enfermante et pessimiste qui a remplacé la culture du travail social, autrefois dominante (3). La plupart des enquêtes sur les sorties de délinquance montrent au contraire, que l’ouverture sociale et plus largement l’empathie humaine, sont de puissants ressorts de la desistance et que le rôle de l’emploi et de l’entourage restent centraux, quelle que soit l’origine des individus en question.
Certes, avec une masse de délinquants faiblement qualifiés et une pénurie d’emplois stables, le potentiel de désistance de notre société est clairement limité. Les marges de manœuvres de ceux qui sont en charge du suivi des délinquants, notamment les moins qualifiés, les plus « endurcis » ou les sortants de prison, sont très réduites. Mais elles le sont encore davantage lorsqu’au rejet de la société s’adjoint l’autocensure et le désespoir des personnes en question, lorsque les sorties de délinquance restent impensées, donc peu investies ou organisées à l’échelle locale, et lorsque la prison (c’est-à-dire la neutralisation ponctuelle) est pensée par les pouvoirs publics comme la solution miracle alors que de nombreuses études ont montré qu’elle favorise plutôt la récidive.
La recherche académique a un rôle à jouer dans la construction d’un savoir sur les sorties de délinquance, fondé empiriquement et distant des enjeux de pouvoir ou des passions politiques. Il y a peut-être dans la connaissance des mécanismes dedésistance, les bases d’une autre politique publique qui pense à long terme la place de ceux qui ont transgressé à un moment donné de leur vie.
Marwan MOHAMMED, sociologue, Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS, ENS)
Pour aller plus loin :
M. Mohammed (sous la direction de), Les sorties de délinquance. Théories, méthodes, enquêtes, Paris, La Découverte, 2012.
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