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Perdre la tête par temps de révolution
CRITIQUELaure Murat explore les relations entre troubles politiques et folie au XIXe siècle
«Jamais il n’y eut autant de maladies mentales qu’après l’orage de la Révolution», écrit Michelet dans Ma jeunesse : «La vie nerveuse semblait atteinte dans ses sources mêmes.» L’idée d’une relation directe entre les désordres de la vie publique et ceux de l’esprit trouble le XIXe siècle. Dès 1816, le Dr Esquirol estime que les «malheurs politiques» du pays conditionnent ses délires. Dix ans plus tard, son collègue Félix Voisin explique comment «les commotions politiques produisent les maladies mentales».C’est cette relation singulière entre l’histoire et la folie, entre le politique et le pathologique qu’explore le livre de Laure Murat, archives des asiles de la Seine à l’appui.
Rationalisation. La Révolution constitue un évident point de départ. L’aliénisme moderne y trouve sa source, tant sur le plan de l’organisation que sur celui des pratiques médicales. A Bicêtre à compter de 1793, puis à la Salpêtrière où il officie vingt-cinq ans, Philippe Pinel s’efforce de rationaliser le traitement de la folie, qu’il considère comme une altération curable de la raison.
Mais la Révolution est en elle- même porteuse d’anxiétés psychiques : à l’ordre stable de l’Ancien Régime, elle substitue un monde où l’individu est promu sujet politique et social, acteur de son propre destin. On perçoit qu’un tel bouleversement, lié au choc de la Terreur, ait pu susciter des dérèglements. Pour Pinel, un quart des internés de Bicêtre a vu sa «raison aliénée par les événements de la Révolution». La guillotine, autre invention médicale et politique du temps, symbolise bien ce risque de «perdre la tête».
S’y ajoutent les différents usages politiques de la folie. Certaines convictions jugées déraisonnables sont vite rangées du côté de la pathologie. Le député Jacob Dupont, qui prêche l’athéisme à l’Assemblée en 1792, est interné pour«rêveries métaphysiques et révolutionnaires» et la carrière de la féministe Théroigne de Méricourt s’achève en 1794 à la Salpêtrière.
La Terreur transforme de nombreuses maisons de santé en lieux de réclusion et la tendance s’accentue sous l’Empire, qui confond internement médical et détention administrative. De nombreux opposants font ainsi l’expérience de l’asile, comme l’abbé Fournier, les complices de Cadoudal ou encore le général Malet. Sous la Restauration, on interne des journalistes comme Paul-François Dubois ou des caricaturistes comme Philippon ou Daumier, coupables de délits d’opinion.
A compter de 1830, les révolutions relancent l’attention des aliénistes, qui diagnostiquent le morbus democraticus. On dénonce les utopies comme une déraison, la conspiration comme un désordre intellectuel, le communisme comme une monomanie. A l’hôpital d’Arbois, le Dr Bergeret affirme que les cas de folie se sont multipliés par dix en 1848. «J’ai toujours pensé que dans les révolutions et surtout dans les révolutions démocratiques, les fous jouent un rôle politique considérable», surenchérit Tocqueville. D’autres, comme l’aliéniste allemand Wilhelm Grisienger, contestent ce constat, simple projection suscitée selon eux par l’effervescence du moment.
«Panophobie».Les comptages opérés par Laure Murat dans les registres d’admission confirment cette version : ni 1830, ni 1848 ou 1871 n’enregistrent de pic particulier. Mais la population asilaire est profondément troublée par les événements : le spectre de la barricade ou de l’insurrection hante les esprits, les guillotinés imaginaires animent les cabanons. Le paroxysme est atteint en 1871, au lendemain de la Semaine sanglante, lorsque tout s’enchaîne en visions de cauchemar: les obus, les Prussiens, les communards, les versaillais et les flammes de la guerre civile. Des aliénistes parlent de «panophobie» ou peur de tout.
«Moi colossal». Le cas d’école, qui donne son titre au livre, réside dans la figure devenue lieu commun de «l’homme qui se prend pour Napoléon». L’identification aux grands de ce monde est bien sûr un symptôme classique de dérèglement mental, mais cette identification-là est particulièrement révélatrice des désirs et des anxiétés du temps. Sa relation au contexte est évidente puisque c’est après le retour des cendres de l’ex-empereur, en décembre 1840, que l’on recense le plus grand nombre de cas. Mais quelque chose de plus profond, que les aliénistes vont intituler «monomanie orgueilleuse», se joue autour de Napoléon. Qu’est-il d’autre en effet que ce«moi colossal», perversion de la conscience individuelle, que ce héros démocratique, sorti de nulle part et devenu Dieu et surhomme à la fois, que cet être au psychisme dissocié (Bonaparte vs Napoléon) incarnant toutes les contradictions du sujet moderne ? Prudent, le livre de Laure Murat ne nous dit pas pour qui on se prend aujourd’hui.
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