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mercredi 4 mai 2011

Ces crimes qui nous font jouir

29.04.11
  • Crimes, de Ferdinand Von Schirach et Un jour, le crime, de J.-B. Pontalis
"Crimes", de Ferdinand Von Schirach et "Un jour, le crime", de J.-B. Pontalis

Depuis que la justice a renoncé aux jugements de Dieu, la procédure pénale s'est embarquée dans une aventure périlleuse : celle de dire la vérité à propos des crimes que leurs auteurs cherchent à dissimuler, de les rendre "clairs comme le jour".
Or, à la place de cette vérité glorieuse, la justice produit des récits plus ou moins vraisemblables, bâtis à partir d'indices, de présomptions et de régularités statistiques. C'est au nom de ces sortes de fictions qu'elle établit les faits et décrit les âmes, qu'elle condamne ou acquitte les accusés. Le récit policier est né au XIXe siècle, sous la plume d'Edgar Allan Poe (1809-1849), pour contester cette prétention de la justice pénale à raconter l'"histoire vraie" de tel ou tel forfait.

Explorant cette question, deux livres parus récemment aux éditions Gallimard analysent le crime en mettant l'accent sur la jouissance délicieuse et mystérieuse que produit sa mise en récit : Crimes, un recueil de nouvelles signé par l'avocat berlinois Ferdinand von Schirach, et Un jour, le crime, un essai du psychanalyste J.-B. Pontalis. Ce dernier part d'une hypothèse sadienne : nous sommes tous des criminels-nés.


Certains d'entre nous commettent des crimes, d'autres les jugent, d'autres encore s'en indignent et haïssent les criminels, mais, ce faisant, nous satisfaisons tous les mêmes pulsions violentes. Un peu comme la littérature, le fait divers a l'étrange puissance de nous faire vivre chacun de ces rôles, celui de l'assassin et du bourreau, du monstre et du juge. En nous positionnant au seuil de l'horreur mais sans nous y faire entrer véritablement, ces récits nous permettent d'éprouver un plaisir esthétique tout en demeurant presque innocents.


C'est pourquoi Pontalis écrit qu'il aurait pu donner comme titre à son ouvrage Je suis un criminel innocent et que "ce titre-là, chacun d'entre nous pourrait se l'approprier". Si l'on suit son raisonnement, l'individu qui commet un crime se donne à la collectivité : il devient une chair à récits, à plaisirs esthétiques, comme s'il se sacrifiait pour la jouissance de tous. Indispensable au fonctionnement de la procédure pénale, le récit criminel aurait donc aussi une autre fonction tout aussi importante : celle de satisfaire nos désirs de meurtre, de répression et de poésie.


C'est dans ce même souci d'explorer la mise en récit des faits criminels que l'avocat Ferdinand von Schirach a rédigé ses Crimes, livre qui reçut le prix Kleist en 2010, après un large succès de librairie. Dans ce livre, il ne construit pas des théories mais des fictions. Car son but est plus ambitieux et plus modeste que celui de J.-B. Pontalis. Ces nouvelles, tirées d'affaires qu'il a eu à traiter, ont l'audacieuse particularité d'être construites suivant les règles d'écriture de la procédure pénale elle-même. Ainsi, dans la forme, le sens et l'enchaînement des phrases qui composent ces textes, on voit la fragilité, le caractère purement conjectural mais aussi la grande beauté des formes de production de la vérité pénale.


Les onze nouvelles criminelles de ce recueil sont sans décors, sans sons, sans visages. On n'y trouve que l'essentiel, comme si elles constituaient des schémas, des esquisses, des notes. Les phrases sont sèches, trop précises, pleines d'avarice : "Toute une vie en trois minutes", comme le dit Theresa, l'héroïne tragique de la nouvelle "Violencelle", à propos du prélude d'une sonate. C'est par cette économie, par cette austérité que les phrases de von Schirach condensent leur force pour devenir des coups de poing qui nous coupent le souffle.


Grâce à leur ascétisme, ces phrases puissantes évitent de se lier complètement les unes aux autres, de composer une masse lisse, une unité signifiante sans failles ni fissures. Elles sont comme séparées par des blancs, des interstices, des trous, des abîmes. Si bien que le lecteur se trouve bientôt happé, séquestré et contaminé par le plaisir d'imaginer d'autres intrigues, d'autres dénouements possibles. Car, dans leur style, ces récits assument leur statut de pures hypothèses tricotées par des détails insignifiants, par des indices réversibles qui nous permettent d'en tirer à chaque fois une autre histoire, d'en faire une matrice pour fabriquer un nombre infini de récits tout aussi vraisemblables les uns que les autres.


Que s'est-il passé pour que Friedhem Fähner, paisible médecin de province de 72 ans, et jusqu'alors le plus inoffensif des hommes, téléphone un jour à la police de la ville de Rottweil pour lui annoncer : "J'ai découpé Ingrid. Venez immédiatement" ? Voici une photo de leur voyage de noces en Egypte, voici le souvenir de la voix métallique de cette femme, voici une promesse chuchotée dans un lit cinquante ans plus tôt : "Je te protégerai toujours." C'est avec ces presque riens que Ferdinand von Schirach reconstitue, dans la nouvelle "Les Pommes", le mystère de Fähner en narrateur tout à la fois omniscient et amnésique, impartial et intéressé, sincère et menteur, sans jamais tenter de concilier, arrondir ou dissimuler ses failles et ses contradictions. Si les romans policiers nous ont habitués à nous méfier des formes de vérité produites par la justice pénale, Crimes nous permet aussi de les considérer, pour les mêmes raisons, comme de merveilleux protocoles narratifs.


Chacun à sa manière, ces deux beaux livres ont la rare puissance de semer le trouble et de nous remplir d'inquiétudes. Car en déplaçant l'analyse du crime vers les jouissances suscitées par sa mise en récit, ils nous permettent de comprendre l'écart qui existe entre, d'un côté, ce qu'une société croit faire lorsqu'elle juge des hommes et des femmes pour leurs crimes, et, de l'autre, ce qu'elle fait véritablement. Et ce qu'ils nous montrent, c'est une société plus assoiffée de fiction que de justice, de plaisirs artistiques que de vérité.


Voilà pourquoi ces livres nous permettent d'espérer qu'un jour, peut-être, les crimes mais aussi les châtiments seront remplacés par la production d'un nouveau genre de fictions. Celles-ci nous réjouiraient sans que l'on ait besoin de vraies victimes ni de vraies prisons. Tel fut sans doute le projet politique du marquis de Sade : à ses yeux, la violence meurtrière, cette violence qui nous constitue, ne peut aspirer à l'absolu qu'une fois transformée en récit, grâce au pouvoir de notre imagination.


UN JOUR, LE CRIME de J.-B. Pontalis. Gallimard, 180 p. CRIMES (VERBRECHEN) de Ferdinand von Schirach. Traduit de l'allemand par Pierre Malherbet. Gallimard, "Du monde entier", 216 p.

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