Y aura-t-il un “scandale baclofène” ?
Le Dr de Beaurepaire constate que des benzodiazépines sont prescrites en alcoologie sur le long terme, hors AMM. Et n’empêchent pas les rechutes.
Photo Nadji
Malgré la communication intimidante de l'Afssaps, des médecins se sont lancés dans la prescription de baclofène à leurs patients alcooliques depuis la parution du livre d'Olivier Ameisen en 2008. Comme ce dernier, ils constatent l'extraordinaire efficacité de la molécule sur la dépendance à l'alcool et sur d'autres types d'addiction.
« Un jour, forcément, quelqu'un écrira l'histoire du baclofène. Avec, en toile de fond, cette question, ou plutôt cette énigme: pourquoi des médecins ont pendant si longtemps regardé se dégrader et mourir devant eux des malades alcooliques, alors qu’ils avaient à portée de main un médicament qui les guérissait ? »
Renaud de Beaurepaire, chef du service de psychiatrie à Villejuif, ne mâche pas ses mots quand il renvoie ses confrères au serment qu'ils ont prononcé devant le buste d'Hippocrate! «Les traitements conventionnels n'offrent pas beaucoup plus de réussite, à un an, qu'un placebo. de l'ordre de 20 à 25%.» Le psychiatre a aujourd'hui un recul de deux ans et suit 250 patients. «Seulement 15% ne guérissent pas ; 50%, à un an, ne boivent plus du tout ou modérément. Et environ 30% ont largement diminué leur consommation d'alcool, se sentent mieux, mais boivent encore trop ; soit par manque d'une réelle motivation, soit à cause d'une pathologie psychiatrique.»
Le baclofène n'est pas prescrit par les alcoologues car il n'a pas trouvé grâce aux yeux de l'Afssaps. «Les données de sécurité sont insuffisantes aujourd’hui pour recommander aux médecins de le prescrire», martèle Anne Castot, chef du service de la gestion du risque et de l'information sur le médicament de l’Afssaps. Nous souhaitons qu'une étude démarre, mais nous devons trouver un cadre à sa prescription hors AMM, même dans un essai clinique.»
Annie Rapp: «Sous baclofène, les malades alcooliques retrouvent la liberté»
Pourtant, certains médecins sont passés outre : «Je peux enfin soigner des malades alcooliques», note Annie Rapp, psychiatre à Paris, qui ne travaillait plus avec les malades alcooliques depuis qu’elle avait quitté l’hôpital psychiatrique pour s’installer à son compte. «Je ne voyais pas comment je pouvais les aider. Ça ne marchait jamais, malgré les efforts des malades et des thérapeutes.» Quand elle a découvert l’existence du baclofène, elle a essayé, et n’a pas regretté. «Certains se sentent très soulagés par le médicament tout seul, y compris pour des alcoolismes sévères. Ils sont ahuris de voir tout d'un coup disparaître ce besoin d’alcool qui les a accompagnés toute leur vie! Pour d’autres, c’est plus long et difficile car ne plus absorber cet “alcool-médicament” qui anesthésie peut faire remonter à la surface certaines difficultés. Mais la plupart vont vraiment bien et rapidement! Au-delà de l’abstinence ou de l’indifférence, ils retrouvent la liberté.»
Depuis le jour où un ami proche lui a «avoué» l’alcoolisme de son fils en le priant de le soigner au baclofène, Bernard Jousseaume, médecin généraliste dans le sud-est de la France, est convaincu. Lui qui n’a «jamais sauvé un alcoolique en trente ans», suit aujourd’hui une soixantaine de patients sous baclofène, venus parfois des quatre coins de la France.
Quelles sont donc les réticences des alcoologues à prescrire le baclofène ?
Me Paoletti «Si sous prétexte qu'il n'a pas reçu l'AMM, un médecin ne prescrit pas à son patient un médicament efficace, sa responsabilité pourrait être aussi recherchée»
Est-ce son AMM (Autorisation de mise sur le marché) qui n'a pas pour indication l'alcoolisme? Pourtant, d'après Renaud de Beaurepaire, «les benzodiazépines et les antidépresseurs que prescrivent volontiers les alcoologues, sur le long terme, se font hors AMM. Et n’ont pas donné la preuve d’empêcher les rechutes». A ce sujet, Odile Paoletti, avocate au barreau de Paris, rappelle aux médecins qu’ils sont libres de prescrire hors AMM, sous leur entière responsabilité, et avec circonspection. Mais précise: «Si, sous prétexte qu’un médicament n’a pas reçu l’AMM, vous ne le prescrivez pas à votre patient, alors qu’il aurait pu améliorer son état de santé ou le guérir, votre responsabilité pourrait également être recherchée!»
Est-ce son dosage élevé, également hors AMM, et la crainte d'effets secondaires graves ? Sur ce point, Olivier Ameisen rappelle la longue expérience des neurologues américains qui administrent des doses élevées de baclofène sans jamais avoir observé d'effet secondaire grave ou irréversible. [Lire l'interview d'Olivier Ameisen]
Et si demain le baclofène était reconnu comme le traitement de routine de la maladie alcoolique ? On passerait d'une maladie exclusivement psychiatrisée à une maladie d'origine neurobiologique. Le malade alcoolique, délivré du poids de sa «faute» (celle d'absorber le poison qui le tue) bénéficierait de la même empathie que n'importe quel autre malade. Les médecins prescriraient probablement moins d'antidépresseurs et de neuroleptiques et les hospitalisations ne seraient réservées qu'aux cas les plus sévères. Mais le baclofène ne susciterait ni profit ni honneurs: générique depuis plus de dix ans, son efficacité dans l’alcoolisme a échappé à la filière classique de la découverte médicale. Pas de brevet possible pour les laboratoires ni célébrité qui revienne aux alcoologues réputés ainsi passés à côté de la découverte. Et si c'était cela, le plus vilain défaut du baclofène ?
Pr Michel Lejoyeux: “Ne stigmatisons pas le milieu de l’alcoologie”
Pr Michel Lejoyeux: « Un médicament ne peut à lui seul traiter un trouble comportemental. »
Photo Nadji
Paris Match. La position de la Société française d’alcoologie (SFA) sur l’utilisation du baclofène pour soigner l’alcoolisme a évolué depuis 2008. Pourquoi ?
Pr Michel Lejoyeux. Nous ne sommes pas autistes à la SFA ! Nous avons pris connaissance de cas de personnes soignées au baclofène et dont l’état s’est clairement amélioré. Mais on ne peut pas avoir un double discours
sur la pharmacovigilance, surtout pas dans le contexte actuel de l’affaire Mediator. C’est pourquoi la SFA souhaite qu’une étude contrôlée soit lancée rapidement. Nos malades, comme tous les autres, méritent une validation scientifique. Les médecins qui prescrivent aujourd’hui le font hors AMM (autorisation de mise sur le marché) et sans validation de la non-toxicité.
A l’inverse, quelle serait la responsabilité d’un médecin qui ne prescrirait pas, hors AMM, un remède, peut-être efficace, à un alcoolique sévère résistant aux traitements conventionnels ?
Je suis pris dans une double inquiétude : je ne peux pas condamner un médecin qui prescrit du baclofène, mais je ne peux pas non plus dire : “Parce qu’il y a eu quelques réussites, prescrivons-le.”
En attendant le lancement et les résultats d’une étude qui aboutiront dans plusieurs années, que faire ?
Il faut vérifier que toutes les techniques psychothérapeutiques et relationnelles, que tous les traitements médicamenteux ont été bien utilisés. Il serait inquiétant qu’un patient reçoive du baclofène en première intention, sans avoir essayé ce qui est validé et reconnu. Nous reconnaissons aujourd’hui un effet positif du baclofène sur la rechute des alcoolo-dépendants après sevrage, mais sans validation scientifique, sa prescription ne peut intervenir qu’après échec des traitements conventionnels et au cas par cas.
Que penser des témoignages qui décrivent cette notion d’indifférence à l’alcool due au baclofène ?
Si elle peut être prouvée par le placebo, je serai enthousiaste vis-à-vis du produit. Mais peut-on fonder des recommandations thérapeutiques nationales là-dessus ? J’ai un grand nombre de patients sous psychothérapie qui n’ont plus envie de boire parce qu’ils ont fait ce travail de compréhension des causes qui les ont poussés à boire.
Je ne voudrais pas qu’on oppose un groupe de malades guéris “miraculeusement” à un océan de malades qui se débattent dans une alcoologie qui ne peut rien pour eux. Je reconnais que certains malades résistent à tout et, pour ceux-là, on a besoin d’un autre traitement, mais intégrons les deux aspects.
« Secrets de nos comportements », Michel Lejoyeux, éd. Plon ;
« Du plaisir à la dépendance », Michel Lejoyeux, éd. de La Martinière.
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