Jean-Bertrand Pontalis : Pas inquiet pour la psychanalyse
Même s’il s’en défend, Jean-Bertrand Pontalis est, à 86 ans, l’un des papes de la psychanalyse française. Longtemps proche de Jacques Lacan, il s’en est ensuite éloigné pour tracer sa propre route. Rencontre avec un homme qui fuit l’esprit de corps, les chapelles, et plaide pour une vision joyeuse de sa discipline.
Hélène Fresnel
Psychologies : Vous avez exercé la psychanalyse pendant plus de quarante ans, mais vous refusez de vous définir comme psychanalyste. Vous écrivez depuis plus de trente ans, mais vous refusez de vous définir comme écrivain. Vous publiez des auteurs depuis quarante-quatre ans, mais vous refusez de vous défi nir comme éditeur. Comment peut-on vous définir en un mot ?
Jean-Bertrand Pontalis : Je refuse une des appellations prise seule, mais peut-être pas les trois si elles forment un ensemble. J’exerce ces activités très différentes, mais elles se rejoignent en moi et ne sont pas en contradiction les unes avec les autres. Ce que je n’aime pas, c’est être étiqueté. D’une façon générale, l’idée d’un prédicat, de quelque chose qui vous qualifie, vous fige, ne me plaît pas. Il m’est impossible de me définir en un mot. D’ailleurs, je pense que personne ne le peut. Je suis un être multiple. Comme chacun de nous. Notre identité est toujours multiple, parce que nous sommes le produit des identifications variables qui jalonnent notre existence.
Ça, c’est bien une remarque de psychanalyste…
J.-B.P. : Psychanalyste, c’est une fonction. Pas un être. Ce n’est pas une identité. J’espère par exemple ne pas l’être avec mes proches, ne pas les bombarder d’interprétations plus ou moins sauvages. Et puis, même parfois dans mon cabinet, je ne le suis pas toujours non plus. Quand j’étais psychanalyste débutant, je me demandais ce que je faisais là : de quel droit ? Je dis souvent que se prendre pour un analyste est le commencement de l’imposture. Et si j’ai réussi à le devenir, c’est bien parce que je ne me suis pas pris pour un analyste.
A priori, tout vous destinait à l’exercice de la philosophie : vous avez été l’élève de Jean-Paul Sartre, et été soutenu par le philosophe Maurice Merleau-Ponty ; vous êtes agrégé dans cette discipline et vous l’avez enseignée pendant plusieurs années. Comment et pourquoi l’avez-vous quittée ?
J’ai enseigné la philosophie à Alexandrie, en Égypte, à Nice, puis à Orléans, en hypokhâgne. Un jour, l’une de mes élèves m’a dit : « Vos cours sont bien, mais on a l’impression que vous n’y croyez pas. » Ses paroles m’ont saisi. Je me suis aperçu que, lorsque l’on est professeur, c’est la voix des autres que l’on fait entendre, pas la sienne propre. J’ai voulu me déprendre de ce discours savant, bien agencé, maîtrisé. Si j’avais du goût pour la philosophie, je n’en avais pas la passion. Et, à ce même moment, j’étais fasciné par des camarades qui, pour des raisons névrotiques, avaient commencé une psychanalyse. Je leur demandais en quoi cela consistait. Je leur posais des questions, mais comme ils ne m’en disaient pas grand-chose, forcément, j’ai été attiré, curieux d’aller explorer ce domaine inconnu, non cerné, difficilement transmissible, indéfinissable. Je me disais que, dans ce lieu, l’usage de la parole devait être différent.
Comment êtes-vous venu concrètement à la psychanalyse ?
C’était en 1953. Je me suis présenté à la Société psychanalytique de Paris et j’ai pu entreprendre ce que l’on appelle une analyse didactique, c’est-à-dire une psychanalyse de formation permettant de devenir éventuellement analyste. Je pense que j’ai été admis parce que, à l’époque, c’était surtout des médecins, des psychiatres qui se pointaient : mes interlocuteurs ont dû être séduits par l’idée qu’un jeune philosophe vienne vers eux. Je n’y connaissais vraiment pas grand-chose : j’avais juste lu deux ou trois livres de Freud. C’était d’abord la curiosité intellectuelle qui m’animait et, bien sûr, il n’a pas fallu longtemps pour qu’il s’agisse d’autre chose. Disons qu’au début de mon analyse je me considérais comme « normal » et puis, très vite, je me suis rendu compte que les choses n’étaient pas si simples que cela.
C’est-à-dire ?
J’étais tellement naïf avant de commencer. Je pensais qu’il fallait avoir des souvenirs d’enfance très précoces et je me souviens avoir dit à un ami : « Mais je ne me rappelle pas de moi, nourrisson. » Très vite, j’ai découvert qu’il ne s’agissait pas du tout de cela. J’ai fait connaissance avec ma propre névrose. J’étais pris dans une histoire d’amour compliquée, souvent douloureuse. J’ai dû embêter mon analyste avec cela pendant des séances et des séances. C’est tellement banal, ces souffrances d’aimer et de ne pas être aimé comme on le voudrait. Au début, j’avais tendance à incriminer les autres : c’est à cause d’« elle », à cause de maman, à cause de mon éducation, du milieu social auquel j’appartiens. Puis, grâce aux séances, je me suis aperçu que j’étais partie prenante dans mes plaintes : j’ai réalisé que les raisons de ma souffrance n’étaient pas extérieures à moi-même.
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