Michelle Perrot : «Selon un modèle hérité du XIXe siècle,
la place des femmes a été invisibilisée»
Illustration Sarah Bouillaud
Si, depuis plus d’un siècle, la situation des femmes dans la société occidentale a évolué, leur occupation dans l’espace public, encore très genré, reste au cœur des revendications féministes.
Il est des mots qui se conjuguent différemment au féminin et au masculin. Le mot «public», par exemple. «L’homme public, éminent sujet de la Cité, doit en incarner l’honneur et la vertu, écrit l’historienne Michelle Perrot. Dépravée, débauchée, la fille publique est une "créature", femme commune qui appartient à tous.» La phrase résume à elle seule la dissymétrie entre les places accordées aux femmes et aux hommes dans l’espace commun. Aux uns le Panthéon, aux autres le bordel.
Depuis le XIXe siècle, la situation a évidemment bien changé. Mais l’occupation de l’espace public par les femmes est plus que jamais au cœur des revendications féministes : le harcèlement de rue commence seulement à être reconnu, les équipements sportifs publics visent (et de fait rassemblent) avant tout des garçons, et l’urbanisme a toujours du mal à répondre au sentiment de vulnérabilité des femmes (selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, en 2018, plus de la moitié des femmes ont peur la nuit dans les transports en commun).
Aujourd’hui encore, l’espace public - la rue, comme l’agora politique - est imaginé par et pour des hommes. En février dernier, un avis de Conseil économique, social et environnemental (Cese) estimait que si l’espace public était «longtemps resté à l’écart des réflexions sur les inégalités de genre», il était «urgent» que les choses changent. Il proposait notamment d’encourager l’orientation des femmes dans les métiers de l’urbanisme, de fixer un objectif de parité dans l’attribution des noms des rues, de mieux éclairer la voie, de multiplier les bus avec des arrêts à la demande, etc. Michelle Perrot, pionnière de l’histoire des femmes, mais aussi spécialiste du monde ouvrier et de la prison, publie une nouvelle édition de son livre coécrit avec Jean Lebrun, la Place des femmes (Textuel). Dans sa version beau livre, l’ouvrage s’accompagne d’une centaine de tableaux, caricatures et photographies qui illustrent l’histoire de cette «difficile conquête de l’espace public» par les femmes.
Les femmes ont sans cesse dû batailler pour se faire une place dans l’espace public. Pourtant, aussi loin qu’on remonte, elles n’en ont jamais été totalement absentes…
Leur place a en effet été largement invisibilisée. Nous avons hérité d’un modèle très ségrégué mis sur pied au XIXe siècle dans la foulée de la Révolution française. Sous l’influence notamment de la pensée anglaise, les penseurs de la démocratie occidentale organisent l’espace selon une séparation public-privé. Dans l’espace public, les hommes sont au sommet. A eux la politique. Aux femmes, la maison, la famille, le privé - mais toujours, ne l’oublions pas, sous le contrôle des hommes.