Gisèle Borie
Dans Revue de Psychologie Analytique 2014/1 (n° 3), pages 65 à 103
T
oute l’œuvre de Jung fait référence aux mythes. Dans chacun de ses livres, du tout premier qui rassemble les Conférences de Zofingue en 1896 (Jung, 1896 [2013]), au tout dernier article qu’il rédige dans L’homme et ses symboles en 1961 (Jung, 1964, p. 18-103), il la convoque. La mythologie a traversé tous ses écrits comme un fil rouge qui, dans la marine royale britannique, parcourait et maintenait le centre des cordages. On ne pouvait le retirer sans défaire l’ensemble de la corde. Référence utilisée pour la première fois par Goethe (1809 [1968]), p. 280) avec qui Jung se voyait un lien de parenté possible, le fil rouge de la mythologie semble être effectivement au cœur des écrits de Jung, indissociable de ses recherches.
Jung était un passionné de ce domaine. Quand il était enfant, son livre préféré était l’Odyssée, et il connaissait la légende du Graal par cœur. Si l’université de Bâle avait enseigné l’archéologie, il aurait choisi d’y consacrer ses études. C’est dire si ce sujet lui était familier.
Mais en fait, ce fil rouge de la mythologie ne concerne pas que son œuvre. Il semble aussi suivre sa vie, comme les principales étapes de son existence en témoignent. Considérant que la réflexion a toujours été indissociable de l’expérience, Jung nous invite ainsi à cheminer avec les mythes dans sa vie et son œuvre.
Ce fil rouge de la mythologie commence toutefois à faire sens à une certaine date. Cette année, en effet – nous sommes en 2014 –, il y a donc exactement 100 ans, en 1914, que Jung et Freud, après amitié, débats et désaccords, ont finalement cessé tout échange amical, intellectuel et épistolaire. Il y a 100 ans que leur correspondance a pris fin. Et, en regardant de plus près cette Correspondance, il est toujours et encore intéressant de s’interroger aujourd’hui, un siècle après, sur ce qui a pu ainsi entraîner les deux hommes vers une scission irrévocable. À la lecture des lettres qu’ils ont échangées, mais aussi à la lecture des articles rédigés sur cette Correspondance par les psychanalystes de différentes écoles, la raison qui pourrait être retenue n’est pas forcément celle évoquée habituellement. En effet la cause de la rupture la plus souvent mise en avant est celle de la libido.
Pourtant dans leurs lettres, il semble qu’un autre motif puisse être pris en compte : il s’agit de la mythologie. Objet de passion et de partage au début de leurs relations, la mythologie est vite devenue objet de leurs différences, et très vite de leur dissidence. La lecture de la Correspondance sous un angle mythologique est donc éclairante, car s’y discernent aussi déjà les prémices et les enjeux de l’œuvre de Jung.
Mais si 1914 est l’époque de la rupture entre Freud et Jung, c’est en même temps une période de conflits. La Grande Guerre va commencer et engager l’Europe dans une terrible bataille. Et si la Suisse a été épargnée par cette guerre, Jung n’en a pas moins été atteint par elle. Car le conflit s’est joué aussi sur un autre plan pour lui, un plan intérieur, précisément à la suite de sa séparation avec Freud.
Ce sont donc tous ces aspects que cet article propose d’approcher à travers la mythologie telle que Jung l’a envisagée, en commençant avec la Correspondance échangée avec Freud de 1906 à 1914. Nous verrons ensuite comment l’année 1914 ouvre pour Jung un chemin personnel, difficile tout autant que constructeur de son œuvre. En effet, cette année-là commence pour lui une véritable descente aux Enfers, comme il le dit, où la mythologie, les références à la mythologie ponctuent sa vie. Cessant d’être uniquement une réflexion théorique ou intellectuelle en relation avec le domaine de la psychiatrie ou des névroses, la mythologie va se mettre à faire partie de sa vie, devenant même une épreuve avec lui-même. Au sortir de cette épreuve, Jung va proposer de nouvelles idées et de nouveaux concepts.
Enfin, cet article reviendra sur ce qui fut la grande question de Jung : « Quel est ton mythe ? » Une question qui continue de nous interroger, car elle se pose de la même manière un siècle après avoir été formulée. Un siècle après 1914, la mythologie garde en effet toute sa place dans les thérapies aujourd’hui. Alors, comment dans les mouvements jungiens et les autres groupes de psychanalyse la mythologie est-elle utilisée de nos jours ? Et cela fait-il encore sens d’y faire référence ?