LE MONDE DES LIVRES | Par Gilles Bastin
Sidérations. Une sociologie des attentats, de Gérôme Truc, PUF, « Le lien social ».
Comme l’a souvent rappelé le sociologue américain Howard Becker, les deux objections majeures que soulèvent les sciences sociales peuvent être formulées à l’aide de questions simples : comment expliquer le génie ? et comment expliquer le crime ? Pour le dire autrement, Mozart, ou un grand criminel, ne pourraient être compris que comme des individus singuliers. Leur talent – pour le bien de l’humanité ou pour le mal – n’obéirait à aucune loi. Chercher à l’expliquer serait vain et s’apparenterait finalement à une forme d’atteinte à la beauté, d’un côté, et à l’ordre social, de l’autre. Tous ceux qui font profession de sociologue le savent : s’ils doivent s’engager dans l’analyse du talent artistique ou de la déviance criminelle, ils s’exposent à leurs risques et périls au scepticisme et à l’ironie du grand public. Ils savent aussi qu’ils devront affronter la vindicte de ceux qui – parce qu’ils y ont intérêt – préféreront toujours expliquer le cours des choses en se référant au hasard de la naissance, au génie ou à la responsabilité de chacun face à la loi.
Pouvait-on s’attendre à ce que le contexte dramatique dans lequel les attentats de janvier et de novembre 2015 ont plongé la France ait des répercussions sur la façon dont la sociologie est perçue ? Face au crime le plus effrayant, le terrorisme, celle-ci est plus que jamais sommée de se justifier et de produire des preuves de son utilité.
On ne peut donc que se féliciter de l’ambition de Sidérations, que signe Gérôme Truc, une des premières tentatives de compréhension sociologique du phénomène de l’attentat islamiste. Le sociologue rappelle d’ailleurs utilement que les travaux qu’Emile Durkheim (1858-1917), l’un des fondateurs de la discipline, consacra aux grandes évolutions des formes de la régulation sociale, dans les années 1890, furent écrits en pleine vague d’attentats anarchistes en Europe. On peut n’y voir qu’une coïncidence mais elle est frappante : le vocabulaire dont disposent les sociologues pour décrire la régularité des comportements sociaux fut élaboré au moment même où des bombes explosaient aveuglément dans les capitales européennes en tuant des innocents.
Ce livre ne doit cependant qu’à un destin funeste de paraître au moment où sont commémorés les attentats des 7 et 9 janvier 2015 et alors que l’émotion provoquée par celui du 13 novembre s’estompe à peine. Le travail que Gérôme Truc a entrepris couvre en fait toute la période des attentats perpétrés en Occident par des terroristes islamistes depuis le 11 septembre 2001, incluant ceux de Madrid en mars 2004, de Londres en juillet 2005 et finalement de Paris.