Par Gilles Bastin
Il est des livres qui semblent avoir été écrits pour les nuits sans sommeil. Dans celui-ci, Jonathan Crary – un brillant professeur de théorie et d’histoire de l’art moderne de l’Université Columbia à New York — déambule pas à pas, avec un style qui force l’admiration, de la technique à la littérature, du théâtre à la critique sociale, du cinéma à l’économie. A la recherche… du sommeil ou, pour le dire dans le style qui est le sien, des traces de sa « dévastation » dans ce qui est devenu, sous l’impulsion du capitalisme « 24/7 » (24 heures sur 24, 7 jours sur 7), « un monde désenchanté par l’éradication de ses ombres, de son obscurité et de ses temporalités alternatives ».
Un monde qui, comme nos appareils électroménagers, vit de façon continue en « mode veille », sans connaître le repos. Un monde où fut imaginé, pour les besoins de l’exploitation minière en Sibérie, un réseau de satellites redirigeant la lumière du soleil vers des villes qui en sont longuement privées à certaines saisons. Un monde de marchés financiers ouverts sans relâche, où se diffuse l’implacable clarté projetée par les systèmes de renseignement sur nos activités les plus secrètes. Un monde, encore, de psychotropes et autres techniques aptes à repousser les frontières naturelles du sommeil, sur le champ de bataille comme dans l’entreprise ou à Guantanamo.