Si Freud fut un inventeur d’exception dans le champ de la psychologie, il demeure aussi un des philosophes majeurs du XXe siècle. C’est sur cette dimension philosophique que Stefan Zweig insiste dans son Sigmund Freud, en montrant comment Freud renverse et transforme l’image de la pensée et du monde : « Il a eu le courage d’avancer encore et toujours, par-delà les illusions, jusqu’au néant suprême, jusqu’à cet infini grandiose où il n’y a plus de foi, plus d’espoirs ni de rêves, pas même ceux du ciel et où il n’est plus question du sens et de la tâche de l’humanité ».
A la fin du XIXe siècle, les idées freudiennes paraissent « des blasphèmes et des hérésies ». Zweig se demande « au nom de quoi, au service de quelle idée le XIXe siècle […] exige-t-il encore une morale codifiée ? » : « Grossièrement matériel, jouisseur, gagneur d’argent […], défenseur de la démocratie et des droits de l’homme, il ne peut plus vouloir sérieusement interdire à ses citoyens le droit à la libre jouissance ». Ce siècle développera donc une exigence de bienséance pour laquelle il est nécessaire de donner l’apparence de la moralité, de se conformer aux conventions extérieures énoncées par le code social : « Maintes choses peuvent se passer, mais qu’il n’en soit point parlé ! ». L’enjeu, pour Zweig, n’est pas seulement de souligner l’hypocrisie inhérente à une telle morale, mais de montrer que celle du XIXe siècle correspond à un certain type de morale : une morale de l’apparence, productrice d’images, qui ne se préoccupe pas du réel mais seulement d’images dont on attend qu’elles se conforment à une certaine esthétique. Freud fait porter ses recherches sur ce que dissimulent ces images et qui, masqué par elles, est supposé ne pas exister : le réel. Si la morale de la fin du XIXe siècle privilégie la surface, Freud va au contraire creuser, s’enfoncer dans des profondeurs où règne ce que l’homme ignore et, en un sens, veut ignorer. Le réel n’est pas réductible à l’immédiat visible et dicible : il s’agit au contraire de lacérer les surfaces, d’y ouvrir les failles nécessaires à l’exploration, au surgissement de ce qui produit et compose réellement le monde.