http://sebastienfritsch.canalblog.com/archives/2010/03/19/17098683.html
Freud à Nancy
Michel Picard
Ce roman m'a été offert l'année de sa parution : en 1997. Accessoirement, c'est aussi l'année au début de laquelle je me suis installé à Nancy. A l'époque, je ne disposais pas de beaucoup de temps pour la lecture et je ne me suis pas senti très attiré par ce pavé (558 pages) sur un thème a priori peu excitant.
J'ai parcouru quelques pages et je l'ai reposé sur une étagère
Treize ans plus tard (comme on dit dans les BD), en rangeant (pour la ènième fois) ma bibliothèque, je suis retombé sur ce volume. J'ai parcouru quelques pages... et j'ai été conquis.En fait de "thème pas excitant", ce gros bouquin présente plutôt deux thèmes... et ils sont tout aussi passionnants l'un que l'autre.
L'histoire principale est, comme le titre l'indique, le séjour que fit Sigmund Freud dans la capitale lorraine au cours de l'été 1889. Il avait, peu de temps avant, séjourné à Paris, pour suivre les enseignements de Jean Martin Charcot (à ce propos, je vous conseille, une fois encore, le génial roman de Patricia Parry : Cinq leçons sur le crime et l'hystérie). A Nancy, ce sont deux médecins que Freud vient rencontrer : tout d'abord le Professeur Hippolyte Bernheim, figure éminente de la communauté hospitalière lorraine, dont Freud à déjà traduit en allemand l'un des ouvrages, et le Docteur Ambroise Auguste Liébault, vieux médecin de campagne, tout aussi célèbre dans les environs, à la fois pour son efficacité et pour sa bonhomie paysanne. Le point commun de ces deux médecins a priori si différents ? L'usage de l'hypnose.
Maîtrisant mal cette technique, pourtant très à la mode à l'époque, Freud est venu pour apprendre ; mais il en profite aussi pour emmener avec lui l'une de ses patientes viennoises, une richissime veuve (ce qui permet à Freud de se payer le voyage... et le petit hôtel minable dans lequel il séjourne). La pathologie de cette pauvre femme (mêlant douleurs, délires, phobies, crises d'"hystérie") résiste à toutes les tentatives de Freud. Bernheim, dont quelques scènes spectaculaires nous démontrent le talent, parviendra peut-être à la libérer de ses tourments. C'est du moins l'espoir de Freud... mais le ponte lorrain échouera tout aussi lamentablement que le débutant autrichien... ce qui permettra à Freud de commencer à entrevoir la possibilité d'utiliser d'autres voies pour guérir.
Tout en nous faisant découvrir les méthodes de ces médecins, les interrogations et théories naissantes du jeune Freud (33 ans à l'époque... et donc avec la même tête que sur la photo ci-dessous, qui date de 1891), Michel Picard en profite pour nous faire visiter Nancy. Freud se rend alternativement à l'hôpital Central, pour voir Bernheim, et aussi chez Liébault, qui se trouve en dehors de la ville ; il va fréquemment au Grand Hôtel, situé sur la place Stanislas et où loge sa patiente.
On le voit aussi se promener dans le parc de la Pépinière, rendre visite à Bernheim à son domicile, sur la splendide place de la Carrière. Pour ceux qui ne connaissent pas Nancy, ces noms n'évoquent rien, mais je crois que, même si j'ai eu plaisir à revoir des lieux décrits à la perfection par l'auteur, on peut le suivre sans ennui dans ces différents endroits, même sans jamais les avoir vus. Il parvient en effet à restituer chaque détail du décor avec un tel talent que l'on a vraiment l'impression de parcourir la ville dans un fiacre de l'époque, s'émerveillant de la beauté des façades du XVIIIème au point d'en oublier presque la chaleur écrasante de cet été 1889 et l'odeur âcre des petits cigares que Sigmund Freud, assis à nos côtés, prend plaisir à déguster.
Et le deuxième thème, me direz-vous ? Eh non, ce n'est pas la ville de Nancy (bien que la place que lui donne l'auteur pourrait le laisser croire). Ce deuxième thème commence dès le deuxième chapitre dont les premiers mots sont "Je suis en retard, se dit Maurice Barrès". Eh oui, à côté de Freud, c'est Barrès, célèbre écrivain lorrain que nous allons suivre tout au long de ce roman. Car, au cours de cet été 1889, Barrès est en campagne pour être élu conseiller général. Et il le sera ; et il fera par la suite une belle carrière politique. Pour se faire, manipulations d'idées et compromissions éhontées sont la règle. Barrès, connu pour être xénophobe et antisémite, se découvre subitement, au moment de cette campagne électorale, des penchants sociaux. Mais il le dit lui-même, en privé, du moins : il ne pense pas un traitre mot de ce nouveau credo : c'est juste pour rallier les voix des sympathisants socialistes, des ouvriers, des paysans.
Les chapitres qui traitent de cette campagne électorale permettent de découvrir d'autres lieux de Nancy : on suit des réunions électorales à Vandoeuvre, ou encore dans un grand chapiteau dressé sur la place de l'Académie, on voit le petit peuple des faubourgs ou des campagnes environnantes, pris par ses activités en même temps que par une envie de changement politique qui les dépasse. On visite aussi les cafés et les maisons closes où Barrès et ses amis (artistes ou politiciens) prennent du bon temps entre deux meetings ou deux articles politiques.
Mais quel peut bien être le point commun entre ces deux personnages, Freud et Barrès ? L'étranger sans le sou, désireux d'apprendre, et le jeune coq plein de suffisance et de haine, désireux de dominer ? Ils ne se connaissent pas, ils ne se croisent qu'une fois, dans un restaurant, mais l'auteur a sans doute créé cette scène plus par jeu que par souci de vérité historique. On pourrait trouver comme point commun que Freud est juif et Barrès antisémite. Mais, ce dernier ne connaissant pas le médecin viennois, ne peut lui vouer le moindre sentiment négatif (mais il ne se gêne pas de le faire quand il parle de Bernheim, juif également et bien connu de Barrès, comme de tout nancéien). En fait, le principal point commun est développé peu à peu par l'auteur : son idée est que les politiciens font exactement la même chose que les médecins qui utilisent l'hypnose et son corolaire : la suggestion. Bernheim, en hypnotisant ses patients, parvient à leur "suggérer" que leurs maux disparaissent... et ça marche.
Barrès et ses acolytes, jouant avec les mots, écrits dans des journaux, sur des tracts ou scandés dans des meetings, entraîne derrière lui des foules qui voteront pour lui.
Ne serait-ce que pour ces idées (encore d'actualité de nos jours... et sans doute pour longtemps), ce roman vaut vraiment le coup. Mais le fait de suivre aussi le cheminement des pensées de Freud augmente encore l'intérêt de ce livre. Et puis, il y la visite de Nancy, la peinture de l'époque, foisonnante de détails, sans oublier le style de l'auteur, riche, précis, mais en même temps vivant et souvent amusant, aidant à faire passer les discussions parfois ardues que les personnages, férus d'hypnotisme ou de politiques, peuvent avoir entre eux.
Un roman complexe et exigeant, qui fait réellement travailler les neurones, et donne de quoi réfléchir pendant longtemps, une fois tournée la dernière page.
Freud à Nancy
Michel Picard
Ce roman m'a été offert l'année de sa parution : en 1997. Accessoirement, c'est aussi l'année au début de laquelle je me suis installé à Nancy. A l'époque, je ne disposais pas de beaucoup de temps pour la lecture et je ne me suis pas senti très attiré par ce pavé (558 pages) sur un thème a priori peu excitant.
J'ai parcouru quelques pages et je l'ai reposé sur une étagère
Treize ans plus tard (comme on dit dans les BD), en rangeant (pour la ènième fois) ma bibliothèque, je suis retombé sur ce volume. J'ai parcouru quelques pages... et j'ai été conquis.En fait de "thème pas excitant", ce gros bouquin présente plutôt deux thèmes... et ils sont tout aussi passionnants l'un que l'autre.
L'histoire principale est, comme le titre l'indique, le séjour que fit Sigmund Freud dans la capitale lorraine au cours de l'été 1889. Il avait, peu de temps avant, séjourné à Paris, pour suivre les enseignements de Jean Martin Charcot (à ce propos, je vous conseille, une fois encore, le génial roman de Patricia Parry : Cinq leçons sur le crime et l'hystérie). A Nancy, ce sont deux médecins que Freud vient rencontrer : tout d'abord le Professeur Hippolyte Bernheim, figure éminente de la communauté hospitalière lorraine, dont Freud à déjà traduit en allemand l'un des ouvrages, et le Docteur Ambroise Auguste Liébault, vieux médecin de campagne, tout aussi célèbre dans les environs, à la fois pour son efficacité et pour sa bonhomie paysanne. Le point commun de ces deux médecins a priori si différents ? L'usage de l'hypnose.
Maîtrisant mal cette technique, pourtant très à la mode à l'époque, Freud est venu pour apprendre ; mais il en profite aussi pour emmener avec lui l'une de ses patientes viennoises, une richissime veuve (ce qui permet à Freud de se payer le voyage... et le petit hôtel minable dans lequel il séjourne). La pathologie de cette pauvre femme (mêlant douleurs, délires, phobies, crises d'"hystérie") résiste à toutes les tentatives de Freud. Bernheim, dont quelques scènes spectaculaires nous démontrent le talent, parviendra peut-être à la libérer de ses tourments. C'est du moins l'espoir de Freud... mais le ponte lorrain échouera tout aussi lamentablement que le débutant autrichien... ce qui permettra à Freud de commencer à entrevoir la possibilité d'utiliser d'autres voies pour guérir.
Tout en nous faisant découvrir les méthodes de ces médecins, les interrogations et théories naissantes du jeune Freud (33 ans à l'époque... et donc avec la même tête que sur la photo ci-dessous, qui date de 1891), Michel Picard en profite pour nous faire visiter Nancy. Freud se rend alternativement à l'hôpital Central, pour voir Bernheim, et aussi chez Liébault, qui se trouve en dehors de la ville ; il va fréquemment au Grand Hôtel, situé sur la place Stanislas et où loge sa patiente.
On le voit aussi se promener dans le parc de la Pépinière, rendre visite à Bernheim à son domicile, sur la splendide place de la Carrière. Pour ceux qui ne connaissent pas Nancy, ces noms n'évoquent rien, mais je crois que, même si j'ai eu plaisir à revoir des lieux décrits à la perfection par l'auteur, on peut le suivre sans ennui dans ces différents endroits, même sans jamais les avoir vus. Il parvient en effet à restituer chaque détail du décor avec un tel talent que l'on a vraiment l'impression de parcourir la ville dans un fiacre de l'époque, s'émerveillant de la beauté des façades du XVIIIème au point d'en oublier presque la chaleur écrasante de cet été 1889 et l'odeur âcre des petits cigares que Sigmund Freud, assis à nos côtés, prend plaisir à déguster.
Et le deuxième thème, me direz-vous ? Eh non, ce n'est pas la ville de Nancy (bien que la place que lui donne l'auteur pourrait le laisser croire). Ce deuxième thème commence dès le deuxième chapitre dont les premiers mots sont "Je suis en retard, se dit Maurice Barrès". Eh oui, à côté de Freud, c'est Barrès, célèbre écrivain lorrain que nous allons suivre tout au long de ce roman. Car, au cours de cet été 1889, Barrès est en campagne pour être élu conseiller général. Et il le sera ; et il fera par la suite une belle carrière politique. Pour se faire, manipulations d'idées et compromissions éhontées sont la règle. Barrès, connu pour être xénophobe et antisémite, se découvre subitement, au moment de cette campagne électorale, des penchants sociaux. Mais il le dit lui-même, en privé, du moins : il ne pense pas un traitre mot de ce nouveau credo : c'est juste pour rallier les voix des sympathisants socialistes, des ouvriers, des paysans.
Les chapitres qui traitent de cette campagne électorale permettent de découvrir d'autres lieux de Nancy : on suit des réunions électorales à Vandoeuvre, ou encore dans un grand chapiteau dressé sur la place de l'Académie, on voit le petit peuple des faubourgs ou des campagnes environnantes, pris par ses activités en même temps que par une envie de changement politique qui les dépasse. On visite aussi les cafés et les maisons closes où Barrès et ses amis (artistes ou politiciens) prennent du bon temps entre deux meetings ou deux articles politiques.
Mais quel peut bien être le point commun entre ces deux personnages, Freud et Barrès ? L'étranger sans le sou, désireux d'apprendre, et le jeune coq plein de suffisance et de haine, désireux de dominer ? Ils ne se connaissent pas, ils ne se croisent qu'une fois, dans un restaurant, mais l'auteur a sans doute créé cette scène plus par jeu que par souci de vérité historique. On pourrait trouver comme point commun que Freud est juif et Barrès antisémite. Mais, ce dernier ne connaissant pas le médecin viennois, ne peut lui vouer le moindre sentiment négatif (mais il ne se gêne pas de le faire quand il parle de Bernheim, juif également et bien connu de Barrès, comme de tout nancéien). En fait, le principal point commun est développé peu à peu par l'auteur : son idée est que les politiciens font exactement la même chose que les médecins qui utilisent l'hypnose et son corolaire : la suggestion. Bernheim, en hypnotisant ses patients, parvient à leur "suggérer" que leurs maux disparaissent... et ça marche.
Barrès et ses acolytes, jouant avec les mots, écrits dans des journaux, sur des tracts ou scandés dans des meetings, entraîne derrière lui des foules qui voteront pour lui.
Ne serait-ce que pour ces idées (encore d'actualité de nos jours... et sans doute pour longtemps), ce roman vaut vraiment le coup. Mais le fait de suivre aussi le cheminement des pensées de Freud augmente encore l'intérêt de ce livre. Et puis, il y la visite de Nancy, la peinture de l'époque, foisonnante de détails, sans oublier le style de l'auteur, riche, précis, mais en même temps vivant et souvent amusant, aidant à faire passer les discussions parfois ardues que les personnages, férus d'hypnotisme ou de politiques, peuvent avoir entre eux.
Un roman complexe et exigeant, qui fait réellement travailler les neurones, et donne de quoi réfléchir pendant longtemps, une fois tournée la dernière page.