La philosophie en marchant
[vendredi 05 février 2010]
Marcher, une philosophie
Frédéric Gros
Éditeur : Carnets nord
302 pages / 16,15 €
Résumé : La marche est une activité voisine de la pensée, émancipatrice et personnelle.
Jérémy ROMERO
Au premier abord, il pourrait paraître incongru que la philosophie soit susceptible de s’intéresser à un acte aussi anodin et banal que celui de marcher. Quel besoin en effet de s’interroger sur une activité à laquelle nous ne pensons même plus tant nous la pratiquons au quotidien depuis notre enfance ? C’est bien peut-être – et c’est toute la leçon de ce livre minutieux et patient de Frédéric Gros – que d’ordinaire nous ne marchons pas vraiment, ou plutôt que nous avons oublié les vertus de la marche concernant ce que, authentiquement, nous sommes. En effet, comme la pensée, la marche brise des rythmes qui ne sont pas vraiment les nôtres, qui ne nous définissent pas en ce que nous avons de plus profond ou de plus vrai : marcher, penser, c’est oser rompre avec ce qu’il y a de plus convenu et de plus réducteur dans notre existence quotidienne. Quand je marche, l’ennui de vivre me quitte, je délaisse les cadences de la productivité qui me sont imposées du dehors par une société qui ne sait plus vraiment marcher, tant sa passion de la vitesse pèse sur elle et sur tous ses membres comme un destin. Penser, faire de la philosophie, c’est reprendre son temps – au sens le plus propre –, c’est revenir au rythme de ce que nous sommes vraiment, à rebours des idéologies et des préjugés qui nous imposent leur pas. Marcher, une philosophie : les penseurs, les poètes, les mystiques et autres vagabonds qui parcourent ce livre nous en montreront les chemins.
Le temps de la marche
Marcher n’est pas un sport. C’est un acte qui ne nécessite pas l’apprentissage de gestes techniques mais est accessible directement à chacun. Il ne saurait entrer dans le domaine de la compétition car il n’est pas mesurable au sens d’une performance et ne vise pas un résultat ou une victoire sur l’adversaire. En ce sens, le temps de la marche n’a rien à voir avec celui de la compétition sportive ou du quotidien. S’il n’a pas l’intensité de la première, il ne relève pas plus du quadrillage gris et morne du second. On ne marche pas vraiment en se rendant de chez soi à la bouche de métro la plus proche pour aller travailler. Marcher est une activité monotone, régulière, répétitive : « un pied devant l’autre ». C’est l’injonction implicite qui guide tout marcheur, dans un véritable dialogue que celui-ci noue avec lui-même. Et cette injonction ne cessera de ponctuer ce livre autour de la marche - il faudrait plutôt dire de la marche tant il tente de comprendre l’essence de cette activité de l’intérieur – selon le rythme secret de chacun, comme une respiration de ce que nous sommes vraiment, libéré de nos contraintes quotidiennes, de ce qui nous détermine de manière inauthentique dans la vie de tous les jours. Car marcher rompt l’ennui, en dépit de sa monotonie, grâce à sa monotonie. Marcher nous remet en présence de nous-même par le décalage que ce geste instaure avec ce qui ordinairement nous aliène1. C’est bien en ce sens que marcher est une libération, similaire à celle de la pensée : une rupture avec la sclérose du corps et de l’esprit.
Les libertés de marcher
Le temps de la marche est celui qui nous ouvre à notre propre liberté. Toutes les conquêtes sur le temps au profit de la vitesse me rendent dépendants des choses et des autres : je dois faire vite pour prendre mon train ou l’avion, je ne peux pas faire autrement, alors que quand je choisis de marcher – et non pas courir – c’est mon propre rythme qui m’est restitué. Lors d’une grande marche, ne pas avoir un « choix indéfini quand il s’agit de manger ou de boire, être soumis à la grande fatalité du temps qu’il fait, ne compter que sur la régularité de son pas, cela fait apparaître soudain la profusion de l’offre (de marchandises, de transports, de mises en réseau), la démultiplication des facilités (de communiquer, d’acheter, de circuler), comme autant de dépendances. Toutes ces micro-libérations ne constituent jamais que des accélérations du système, qui m’emprisonne plus fort. Tout ce qui me libère du temps et de l’espace m’aliène à la vitesse »2. Aussi, à ce premier degré de liberté que nous accorde la marche, une liberté « suspensive », s’ajoutent ceux qui jalonneront tout l’ouvrage à travers les grandes figures de marcheurs : la liberté agressive et rebelle, toute en rupture avec la société de consommation, de la Beat Generation (Kerouac, Snyder, Ginsberg, Burroughs : tous de grands marcheurs ayant répondu à l’appel du sauvage, « the Wild »3, enfin « l’ultime liberté », « plus rare », « un troisième degré », celui du « renonçant »4, chère à la philosophie hindoue. Celle-ci distingue « quatre étapes sur les chemins de la vie »5: à l’enfant élève qui doit suivre l’enseignement de ses maîtres succède l’homme adulte qui doit veiller au bien-être de sa famille et respecter les lois de la société ; vient ensuite le stade de l’ermite qui s’exclut volontairement de la société pour se consacrer à la méditation et enfin le pèlerin qui veut à ce point ne plus rien posséder et se libérer de la contrainte des choses qu’il ne fait que marcher. C’est là « une vie désormais faite d’itinérance […] où la marche infinie, ici et là, illustre la coïncidence entre le Soi sans nom et le cœur partout présent du Monde. Alors le sage a renoncé à tout. C’est la plus haute liberté : celle du détachement parfait.»6 Pour l’auteur, tout randonneur a déjà entrevu la possibilité de cette liberté, celle pour laquelle plus rien ne compte puisque toute l’intensité du monde nous est offerte, en marchant. Et c’est bien cette intensité du réel – toujours propre à déjouer ce que nous croyions le mieux savoir7 – qui ne cesse de relancer la pensée, de la remettre en marche, soulignant par là leur étroite parenté.
Marcher, penser
Marcher est un acte à la fois simple et multiple, comme la pensée. Car il y a différentes façons de penser, de poser des problèmes comme il y a différentes façons de marcher, selon un rythme propre à chacun, dans des paysages différents, sous le soleil ou sous la pluie. Aucun penseur mieux que Nietzsche n’a su thématiser cette proximité de la pensée et de la marche : pour celle-ci ou pour celle-là, c’est d’abord une affaire de style. A la promenade de santé quotidienne de Kant, réglée comme une horloge, propre à délasser le corps des courbatures accumulées à force d’être sans cesse plié sur le bureau pour écrire, aux rêveries de celle, solitaire et guérissant de la méchanceté des autres, de Rousseau, il faut opposer la marche ascensionnelle de Nietzsche, toujours tendue vers les sommets, comme la pensée qu’il recherchait. Tout semble opposer ces différents types de penseurs et ces divers types de marcheurs, et pourtant : chacun s’accordait à dire que l’on ne peut avoir de bonnes pensées qu’en marchant. L’œuvre de chaque penseur est directement liée à la façon que celui-ci avait de marcher et c’est cette correspondance de la marche et de la pensée que s’attache à exposer l’auteur du livre en consacrant un chapitre à chacun de ces grands penseurs marcheurs. A « la rage de fuir »8 qui caractérisait Rimbaud, à pied de Charleville à Aden, en passant par Paris et Bruxelles, succèdent les « solitudes »9 que recherchait Thoreau en marchant dans les bois pour désobéir et rompre avec une société industrielle et si travailleuse qu’elle ne voit même plus la misère que son travail ne cesse de créer et de renforcer, ou encore les grands pèlerinages consacrés par le christianisme, essentiels pour la foi en ce qu’ils enseignent l’humilité et la pauvreté du vagabond, de celui qui n’a rien.
Faire la révolution en marchant
Marcher n'est pas seulement un passe-temps destiné à rompre l'ennui ou à se changer les idées. C'est en réalité la pensée en acte, traçant son chemin de manière opiniâtre, inflexible : c'est la pensée qui cherche à se réaliser dans le monde, dans sa gravité et sa pesanteur. C'est là la grande leçon de Gandhi : la violence est certes une forme de rébellion spectaculaire, qui tranche avec l'oppression en secouant le joug, mais elle ne sert à rien. Elle ne fera qu'alimenter le cycle maudit de la répression, violence contre violence. Gandhi lui substituait la marche comme un acte de résistance pacifique et serein. En effet, marcher pour protester contre l'oppression, c'est d'abord désobéir par la mise en suspens d'une activité aliénante qui nous a été imposée du dehors, par les autres. Quand je marche, je n'obéis et ne travaille plus. C'est ensuite manifester sa volonté la plus inflexible aux yeux de l'adversaire : rien ne me fera arrêter de marcher tant que le but – la liberté – ne sera pas atteint. « Nous n'allons pas faire demi-tour »10. Lors de la grande marche du sel de 1930 à laquelle quelques milliers d'Indiens ont fini par participer, faisant grossir sans cesse le nombre des marcheurs à mesure que la marche progressait à travers le pays, Gandhi définit les vertus libératrices – et donc éminemment politiques – de la marche : c'est le refus de la vitesse imposée par le monde occidental au bénéfice de la lenteur, du respect de la tradition qui nous enseigne l'humilité et la patience. Cette humilité, « c'est la reconnaissance tranquille de notre finitude : nous ne savons pas tout, nous ne pouvons pas tout »11. Elle manifeste notre dignité d'hommes, tout en nous rendant simples et autonomes à la fois. Je n'ai pas besoin de posséder beaucoup, je suis debout, cela suffit à ma liberté. La non-violence qu'elle implique – la longue marche vide de la colère et de la haine - n'est pas un aveu de faiblesse; au contraire : c'est le refus qu'oppose une âme sereine et déterminée à l'absurdité de la violence physique. La répression sanglante qu'exercèrent les Anglais contre les marcheurs indiens ne fit que mettre en relief cette absurdité de frapper à mort des hommes qui ont refusé d'employer la violence. En marchant, les Indiens firent fléchir les Anglais même s’ils n’obtinrent leur autonomie qu'en 1947. Celui qui marche a le temps de son côté. Il y a quelque chose d’inéluctable dans la marche, une fois que l’on est parti, l’on est comme forcé d’arriver. En elle, une philosophie patiente se déploie, nous restituant l’essence de la liberté : « la volonté comme destin »12.
Rédacteur : Jérémy ROMERO, Critique à nonfiction.frI
llustration : _O2_ / flickr.com
Notes :
1 - La marche, rien qu’une « simple promenade », permet de « se délester du fardeau des soucis, [d’]oublier un temps ses affaires. On choisit de ne pas emporter son bureau avec soi : on sort, on flâne, on pense à autre chose. Avec la randonnée, longue de plusieurs jours s’accentue le mouvement de déprise : on échappe aux contraintes du travail, on se libère du carcan des habitudes », page 11.
2 - Page 12
3 - « Quand on a claqué la porte du monde, on n’est plus tenu par rien : les trottoirs ne collent plus au pas (le parcours cent mille fois répété, du retour au bercail). Les carrefours tremblent comme des étoiles hésitantes, on redécouvre la peur frissonnante de choisir, la liberté comme un vertige », page 14)
4 - page 17
5 - ibid.
6 - page 18
7 - Voici ce que dit Nietzsche de cette nécessité de la marche pour la pensée dans Ecce Homo (« Pourquoi je suis si avisé ») : « Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composé au grand air, dans le libre mouvement du corps – à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. Tout préjugé vient des entrailles. Être ‘’cul de plomb ‘’, je le répète, c’est le vrai péché contre l’esprit », cité par l’auteur page 21.
8 - Page 57 et suivantes
9 - page 77 et suivantes
10 - Gandhi, 10 mars 1930, cité par l'auteur page 257
11 - Page 266
12 - page 216. C’est ainsi que Nietzsche définissait la liberté.
Titre du livre : Marcher, une philosophie
Auteur : Frédéric Gros
Éditeur : Carnets nord
Date de publication : 15/05/09N° ISBN : 2355360081