Pour « Le Monde des livres », l’écrivain Marc Weitzmann a rendu visite au géant des lettres américaines, alors qu’il entre dans « La Pléiade ».
LE MONDE DES LIVRES | | Propos recueillis par Marc Weitzmann (à New York)
« Romans et nouvelles (1959-1977) », de Philip Roth, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Georges Magnane, Henri Robillot et Céline Zins, édité et révisé par Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin, préface de Philippe Jaworski, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1280 pages, 64 € jusqu’au 30 mars 2018.
Dans le salon de l’Upper West Side, à Manhattan, la table de travail où nous discutions de ses manuscrits, autrefois impeccable, est désormais encombrée de papiers. Depuis qu’il n’écrit plus, Philip Roth (né en 1933) a laissé s’installer ce léger désordre.
C’est le seul changement discernable. Le reste, les portraits du caricaturiste Philip Guston dans le couloir de l’entrée, le pupitre face auquel il se tenait pour écrire, luttant contre un mal de dos chronique, rien n’a bougé. A 84 ans, le mélange de sophistication et de spontanéité, de force intérieure et d’absence d’apprêt, qui fait depuis toujours le charme de Roth, est lui aussi intact.
Depuis 1959, année de parution de Goodbye, Columbus (Gallimard, l’éditeur de toute son œuvre en France, 1962), Philip Roth a publié un livre à peu près tous les deux ans. Aujourd’hui, il est l’un des derniers « écrivains absolus », au sens flaubertien : l’ultime représentant des romanciers nés avant le triomphe de la télévision, et dont l’imagination comme la puissance de concentration ont été entièrement structurées par la littérature, d’une manière pratiquement plus envisageable aujourd’hui.
Que fait de ses journées un auteur si prolifique lorsqu’il a pris la décision de ne plus écrire ? « Ç’a été le centre de mon existence pendant plus d’un demi-siècle, dit-il. Pourtant, même si la discipline me manque parfois, je pense avoir arrêté quand il le fallait. »
Entre lecture (beaucoup de livres d’histoire) et natation, il s’occupe des « Lectures Philip Roth », un cycle de conférences mis en place par la bibliothèque de Newark (New Jersey), sa ville natale, à l’arrière-plan de la plupart de ses livres. Il discute aussi avec des réalisateurs, par exemple David Simon (Sur écoute), qui écrit en ce moment une minisérie tirée du Complot contre l’Amérique (2004).
C’est au début des années 1990 que Roth a entrepris le cycle historique centré sur l’Amérique, dont Le Complot… est le dernier épisode. Ce cycle l’a fait renouer avec un succès international qu’il n’avait pas connu depuis son roman satirique La Plainte de Portnoy, en 1969. Cependant, de L’Ecrivain fantôme à L’Orgie de Prague et de La Contrevie à Opération Shylock, un nombre anormalement élevé de chefs-d’œuvre s’était déjà dégagé de son travail.
Aujourd’hui, le premier volume de ses livres dans « La Pléiade », couvrant la période 1959-1977, permet d’en redécouvrir deux : Professeur de désir (1977) et surtout Ma vie d’homme (1974), chronique brutale d’un mariage désastreux à l’aube des années 1960, et le premier des livres dans lesquels le romancier joue jusqu’au vertige avec le matériel autobiographique.
Ce premier volume permet aussi d’entrevoir la richesse d’une œuvre « extraordinairement foisonnante, protéiforme et subversive, caractérisée par l’outrance et l’excès, réfractaire à toute tentative de catégorisation », comme l’écrit Paule Lévy dans son éclairante introduction. Chroniques intimistes, tragédies politiques, romans comiques : tous se caractérisent par un même goût de l’ironie mis au service d’une méditation profonde sur les liens conflictuels entre l’individu et la société, entre le sens du tragique et l’aspiration à la liberté, entre le réel et la fiction.
Pour autant, nul autre corpus littéraire du XXe siècle n’est à ce point divers, et sans doute faut-il voir là l’une des raisons pour lesquelles, si Roth est célèbre, la richesse de son œuvre reste, dans une certaine mesure, méconnue. La parution de « La Pléiade » donne l’occasion de l’éclairer avec lui.
L’un des quatre romans publiés dans « La Pléiade », « Ma vie d’homme », décrit une guerre à mort entre un homme et une femme, mais aussi la lutte intérieure de l’homme, qui est le narrateur, pour comprendre comment il est tombé dans le piège de ce mariage infernal. N’est-ce pas le premier livre dans lequel vous réfléchissez explicitement aux liens entre fiction et matériel autobiographique ?
Ma vie d’homme s’appuie sur un épisode personnel, mon premier mariage, qui s’est révélé une expérience choquante, épouvantable et sordide. Dans la vraie vie, je n’ai moi-même appris toute l’étendue du piège dans lequel j’étais tombé que très tard, la dernière année, lorsque, après avoir essayé de se tuer, ma femme m’a elle-même raconté comment, trois ans plus tôt, elle s’était rendue clandestinement à Harlem pour acheter à une femme enceinte le flacon d’urine qu’elle avait ensuite fait analyser comme étant le sien, dans le but de me persuader qu’elle attendait un enfant de moi, et me convaincre ainsi de l’épouser.
A l’époque, l’aveu de cette trahison, qui est au cœur de Ma vie d’homme, m’a laissé stupéfait, sans voix, et je crois qu’après notre séparation, en 1962, ce mutisme est l’état dans lequel je suis resté durant les cinq années suivantes.
J’avais publié jusque-là deux livres en trois ans [Goodbye, Columbus, en 1959, et Laisser courir, en 1962], et je n’ai plus rien fait paraître d’autre avant 1967. Je suis venu à New York, je me suis installé dans je ne sais quel appartement sous-loué… Et je n’arrivais plus à écrire. Je n’arrivais pas à comprendre comment une telle chose avait pu m’arriver.
Dans le roman, c’est non seulement la situation mais aussi la pathologie même du personnage de la femme, Maureen, sa sociopathie, qui semblent incroyables aux yeux du narrateur…
Incroyables, oui, mais seulement pour un narrateur issu d’un milieu tel que le mien. Je suis en train de finir de lire l’autobiographie de Bruce Springsteen [Born to Run, Albin Michel, 2016], un très bon livre, d’ailleurs. Eh bien, si j’avais grandi dans un milieu tel que le sien, un milieu ouvrier dur, sans éducation, où tout le monde, à ce qu’il en dit, était dingue, je n’aurais sans doute pas trouvé mes propres mésaventures si difficiles à croire.
Il se trouve que rien dans ma vie ne m’avait préparé au sordide. Je venais de la classe moyenne juive du New Jersey, j’avais grandi dans un quartier de Newark très serein, paisible, où régnait la confiance. Mes parents étaient des gens très honnêtes. Mes amis les plus proches également. J’avais évidemment lu beaucoup de livres sur la trahison et le dérangement, mais je n’y avais jamais été confronté.
A un moment, dans « Ma vie d’homme », Maureen écrit dans son journal : « Sans moi, il se cacherait encore derrière son Flaubert, il ne saurait pas ce que c’est que la vie »…
Oui, c’est justement ce qu’elle a de plus irréel pour le narrateur, qui fait d’elle un professeur de réalité. C’est ce que l’histoire avait d’invraisemblable pour moi, et qui rendait si difficile sa transcription crédible en fiction…
La construction du livre, fait de fictions enchâssées dans des fictions, est-elle le résultat de ces difficultés ?
Oui, l’écriture était très pénible, pas au sens où écrire de la fiction est toujours pénible, mais parce que je n’arrivais pas à trouver une histoire suffisamment solide pour contenir de manière crédible et satisfaisante ce que j’avais vécu.
J’ai accumulé les faux départs et des versions différentes, jusqu’au moment où j’ai compris que ces difficultés mêmes devaient être l’un des thèmes du livre. Dans le roman, elles deviennent celles du narrateur à comprendre et à décrire ce qui lui est arrivé.
Parmi ces départs successifs figuraient les deux « novellas » [longues nouvelles] qui ont finalement trouvé leur place comme les deux « fictions utiles » de la première partie, « Folle jeunesse » et « A la recherche du désastre ».
L’une racontait la vie du narrateur avant sa rencontre avec celle qu’il allait épouser, l’autre était centrée sur cette rencontre même, et plus particulièrement sur le pathos particulier de cette femme, et sur le pouvoir que ce pathos exerce sur le narrateur. Mais aucune de ces novellas ne racontait vraiment l’histoire elle-même. Ce rôle est revenu à ce qui allait devenir la seconde partie du roman, intitulée « Ma véritable histoire », dans laquelle l’auteur fictif des deux novellas, le professeur Peter Tarnopol, raconte à la fois son mariage et ses difficultés pour en rendre compte. Il m’a fallu quatorze versions différentes pour venir à bout de Ma vie d’homme.
Il y a dans votre écriture une part d’introspection, mais par le biais de la fiction. A un moment, au cours des nombreuses discussions qu’il a avec son psychanalyste au sujet de son supposé narcissisme, le narrateur-écrivain de « Ma vie d’homme » dit ceci : « Le “moi” est généralement au romancier ce que sa propre physionomie est au portraitiste : un problème à résoudre pour son art. Il ne regarde pas simplement dans le miroir parce qu’il est pétrifié par ce qu’il voit. Son succès à se décrire lui-même dépend de son pouvoir de détachement, de sa capacité à se dé-narcissiser. »
Oui. Bien sûr, le moi n’est pas toujours le sujet. Mais si ce que vous écrivez est basé sur l’expérience, alors, d’une façon ou d’une autre, vous devez vous pencher sur vous-même.
Le problème, lorsqu’on fait cela, c’est que la tentation est très forte de se décrire comme la victime naïve d’une catastrophe extérieure. C’était l’un de mes obstacles en écrivant Ma vie d’homme. Dans les premières versions, le narrateur ne cessait de s’apitoyer sur son sort. Mais si vous vous contentez de faire de vous, dans un livre, l’innocent indigné que vous êtes dans la réalité, eh bien, vous n’avez pas d’histoire. Et vous ne pouvez pas l’écrire.
Pour que les choses deviennent intéressantes, vous devez vous faire passer pour Raskolnikov [le héros de Crime et châtiment, de Dostoïevski, 1866]. C’est un jeu, c’est du théâtre. Vous jouez à vous compromettre. Et ainsi, d’une certaine façon, vous vous rapprochez de votre complicité. Quelque chose vous a fait le complice de ce qui vous est arrivé et, par la fiction, vous essayez de savoir quoi.
« Les séances de psychanalyse, avec leur technique d’association libre, m’ont fourni la forme idéale pour “Portnoy”, un roman où l’on pourrait dire n’importe quoi, sans se soucier de bienséance formelle
Ces cinq années de silence et de lutte avec vous-même ont aussi été des années de gestation, qui ont fait de vous l’écrivain que vous êtes. A la même époque, en parallèle du très sérieux « Ma vie d’homme », vous écriviez le premier de vos romans exubérants et satiriques, « La Plainte de Portnoy » (1969). Depuis, pour le meilleur et pour le pire, ce livre, qui a eu un succès retentissant à l’époque, vous colle à la peau…
L’exubérance et la liberté de Portnoy me reposaient du sérieux de Ma vie d’homme. Comment il est né ? De plusieurs sources.
En arrivant à New York, après m’être séparé de ma femme, j’avais rencontré un petit groupe de juifs très accomplis, professeurs d’université ou artistes pour la plupart. Nous dînions ensemble assez régulièrement, et c’était l’occasion de se raconter des histoires. Ces histoires étaient amusantes, intelligentes, libératrices, et nous les échangions dans une atmosphère d’amitié tapageuse que je n’avais pas connue depuis mon adolescence.
Un autre facteur est la levée de toute censure que constituaient les séances de psychanalyse auxquelles je me soumettais depuis la fin de mon mariage.
Par ailleurs, bien sûr, c’était les années 1960, le théâtre permanent des rues de New York durant cette décennie – un théâtre auquel je prenais beaucoup de plaisir et qui, lui aussi, avait un effet libérateur. Tout ça s’est mêlé pour nourrir en moi une liberté d’expression, une liberté d’imagination délivrée des tabous.
Et j’ai commencé à me demander : pourquoi ne pas utiliser ça dans un livre ? Pourquoi ne pas être drôle dans un livre ? Je savais déjà parler librement et parler librement de sexe, bien sûr. Ce qui était neuf, c’était de le faire dans un livre. Je pensais jusque-là qu’un roman devait être un objet parfait, avec un début, un milieu et une fin. Mes deux grands modèles étaient le Flaubert de Madame Bovary [1857] et Henry James.
Les séances de psychanalyse, avec leur technique d’association libre, m’ont fourni la forme idéale pour un roman où l’on pourrait dire n’importe quoi, sans se soucier de bienséance formelle. Si j’avais poussé l’expérience jusqu’aux limites, cela aurait donné Finnegan’s Wake [roman de James Joyce, 1939]. Tel que je l’ai utilisée, ça m’a permis d’abandonner toutes sortes de règles d’écriture.
Quant à la famille Portnoy elle-même, qui est au centre du livre, contrairement à ce qui s’est écrit quand il est sorti, elle ne correspondait pas à ma propre expérience ni à ma propre famille – je devais décrire cette dernière bien plus tard, dans Le Complot contre l’Amérique. Les Portnoy trouvent leur source chez les quelques étudiants juifs qui avaient assisté à mes cours d’écriture à l’université de l’Iowa entre 1960 et 1962. J’avais remarqué que tous mettaient en scène des histoires de mères puissantes, de pères passifs et de fils en quête d’aventures sexuelles avec des jeunes filles non juives. J’avais senti qu’il y avait là une sorte de schéma, et je l’ai gardé en tête.
Pensiez-vous que le livre aurait un tel succès ?
Les chapitres étaient parus dans une revue littéraire à mesure que je les écrivais et avaient fait sensation, donc on sentait qu’il se passait quelque chose. Mais l’ampleur invraisemblable du phénomène m’a pris de court. Je n’avais fait aucune apparition télévisée, pas donné plus d’une seule interview, mais les gens m’interpellaient dans la rue ou au restaurant pour me parler de masturbation [l’obsession d’Alexander Portnoy].
Ce serait incompréhensible aujourd’hui, où n’importe quel gamin peut hurler et filmer à loisir sur son téléphone toutes les obscénités qui lui passent par la tête. Mais, à l’époque, la libération de la parole sexuelle était quelque chose de très neuf, et le succès phénoménal de Portnoy a été à la hauteur de cette nouveauté.
Pour échapper à tout cela, vous avez changé de vie, quitté New York. C’est aussi à cette époque que vous avez commencé à aller à Prague ?
Prague a été pour moi une façon de quitter tout cet environnement littéraire new-yorkais, fait de rumeurs et de bêtises futiles. Je m’y suis rendu pour la première fois en 1972, en vacances. En arrivant, j’ai proposé à l’amie qui m’accompagnait de rendre visite à mon éditeur sur place, ce que nous avons fait plus ou moins au débotté, et toute l’équipe nous a accueillis, apparemment de façon très amicale et agréable.
Mais une jeune femme qui se trouvait là, et parlait parfaitement anglais, m’a proposé que nous déjeunions ensemble et, sitôt assise, au restaurant, m’a dit : « Tous ceux que vous venez de rencontrer dans cette maison sont des porcs. » J’ai aussitôt pensé : « Formidable ! » J’étais venu au bon endroit. Il ne s’agit plus de moi, il n’est plus question de célébrité scandaleuse ou de mon mariage, mais de totalitarisme, un monde auquel je ne connais rien.
Cette jeune femme m’a donné le nom de mes traducteurs, et ce sont eux qui m’ont expliqué la situation. Par la suite, j’ai noué des liens avec les artistes tchèques émigrés aux Etats-Unis, tels Milos Forman et Ivan Passer, et j’ai commencé à me rendre à Prague une fois par an. C’est ainsi que j’ai rencontré les romanciers Milan Kundera, Ivan Klima et Ludvik Vaculik [1926-2015], la traductrice Rita Budinova-Mlynarova, nommée bien plus tard, après la guerre froide, ambassadrice aux Etats-Unis par Vaclav Havel [1936-2011], et bien d’autres encore, qui étaient journalistes, historiens, professeurs.
La plupart étaient des dissidents, confinés par le régime à la marge et à des emplois dégradants. Depuis New York, vous les aidiez aussi financièrement. Comment est-ce que cela se passait ?
J’avais convaincu une quinzaine de mes collègues romanciers américains de donner une centaine de dollars par mois à quinze écrivains tchèques, ça revenait à 12 000 dollars par an [environ 60 000 euros actuels].
Pour les acheminer sur place, j’ai déniché à New York un Hongrois qui tenait une obscure agence de voyages. Son bureau en fouillis permanent semblait droit sorti de Dickens, avec des papiers partout et des chats qui traînaient dans les coins. Comme il n’était littéralement personne, il parvenait à transférer l’argent que je lui donnais dans une petite banque tchèque, sans attirer l’attention. On envoyait l’argent par petites quantités pour contourner la surveillance.
Le système a fonctionné, et je me suis rendu à Prague, une fois par an, entre 1972 et 1977, année où la police tchèque m’a arrêté. J’ai dû quitter le pays précipitamment dès le lendemain. Je n’ai pas pu y retourner avant 1989.
Mais je n’ai pas perdu le contact avec l’Europe de l’Est et, cette même année 1977, l’idée m’est venue de monter chez Penguin une collection de livres intitulée « Writers from the Other Europe » [« écrivains de l’autre Europe »]. Durant vingt ans, j’ai ainsi pu faire publier aux Etats-Unis Milan Kundera, mais aussi des écrivains inconnus de mes compatriotes tels Danilo Kis [1935-1989], Jiri Weil [1900-1959], ce grand auteur polonais complètement fou, Witold Gombrowicz [1904-1989], qui est merveilleux, ou encore Bruno Schulz [1892-1942], dont la lecture m’avait immédiatement enthousiasmé quinze ans plus tôt.
N’est-ce pas de ce dialogue avec les écrivains de l’Europe totalitaire qu’est née l’idée de la série des livres centrés sur le personnage de Nathan Zuckerman ?
Si. La première version des aventures de Zuckerman se limitait à un seul livre et finissait à Prague. Le sujet était le contraste, dans la seconde moitié du XXe siècle, entre la vie libre d’un écrivain en Amérique, où tout peut se dire mais où rien n’a d’importance, et les conditions d’existence des écrivains d’Europe de l’Est, où tout avait de l’importance, mais où, justement pour cette raison, rien ne pouvait se dire.
Il se trouve que le livre était trop compact, compressé, le lecteur ne pouvait pas respirer, il a fallu le défaire. C’est ce que j’ai fait, et ainsi sont nés les quatre volumes, L’Ecrivain fantôme, Zuckerman délivré, La Leçon d’anatomie et L’Orgie de Prague [1979-1985].
Au centre du premier d’entre eux, « L’Ecrivain fantôme », il y a l’évocation d’un autre écrivain confronté au totalitarisme, nazi cette fois : Anne Frank (1929-1945). L’action se situe dans les années 1950. L’irruption d’Anne Frank dans le récit se fait quand Zuckerman imagine qu’elle a survécu aux camps de la mort et mène une existence anonyme aux Etats-Unis. Il l’identifie sous les traits d’Amy Belette, l’assistante de son mentor littéraire, et s’imagine l’épouser pour régler ses problèmes avec les juifs qui l’accusent de les avoir trahis. Mais soudain, Zuckerman se prend à son propre jeu, sous sa plume la voix d’Anne Frank se fait entendre, et le livre, commencé comme une fantaisie satirique très drôle, bascule du côté de la tragédie poignante. Comment vous y êtes vous pris pour « écrire » Anne Frank ?
C’est le ton de cette rêverie autour d’Anne Frank qui a été le plus difficile à trouver. Là encore, j’ai dû m’y reprendre plusieurs fois. L’un des problèmes était qu’il fallait être ambigu et clair à la fois. L’autre était que, dans les premières versions, j’écrivais à la troisième personne de façon solennelle et révérencieuse, sur un ton d’hagiographie, avec le sentiment de manier une bombe. Dans les versions successives, j’ai tout réécrit à la première personne pour rendre le récit plus trivial, je l’ai ensuite repassé à la troisième personne pour trouver la distance, bref, j’ai dû changer de perspective plusieurs fois avant de trouver un ton dépourvu de piété. Comment raconter une histoire juive allait devenir le thème du livre mais, avant cela, ça a d’abord été une épreuve.
« Il y a une scène tirée de la vie réelle dans “Le Théâtre de Sabbath”, lorsque le héros tombe sur un gardien du cimetière assez drôle. Je suis vraiment tombé sur ce type génial qui me faisait visiter les allées avec des commentaires du genre : “Ici vous n’aurez pas de place pour vos jambes.” »
Un autre de vos livres, écrit cette fois dans les années 1990, « Le Théâtre de Sabbath » (1995), ressemble à une version accomplie de « Portnoy », c’est-à-dire une version bien plus noire, anarchiste et agressivement iconoclaste. Son héros, le marionnettiste Mickey Sabbath, y apparaît comme une sorte de renégat dionysiaque et suicidaire qui ne respecte rien, pas même la perspective de sa propre mort. Et le livre lui-même est une explosion permanente de scènes provocantes, sexuelles et funèbres. Comment naît un tel roman ?
J’avais eu une aventure avec une femme. L’aventure s’était achevée puis elle était tombée malade d’un cancer et, par amitié, je l’accompagnais à l’hôpital faire sa chimio. Lorsqu’elle est morte, comme elle n’avait pas de famille, j’ai procédé aux funérailles, non loin de chez moi, dans le Connecticut. Je venais me recueillir de temps à autre sur sa tombe et, à la troisième visite, je crois, je l’ai entendue me dire : « Oh, voilà, alors maintenant tu es amoureux de moi ! » Ça m’a paru très amusant.
A cette époque, ayant atteint la soixantaine, j’ai aussi réalisé que je n’avais pas choisi de place pour être enterré. Je me suis mis à visiter des cimetières, dont celui où sont enterrés mes parents. Il y a une scène tirée de la vie réelle dans Le Théâtre de Sabbath, lorsque le héros tombe sur un gardien du cimetière assez drôle. Je suis vraiment tombé sur ce type génial qui me faisait visiter les allées avec des commentaires du genre : « Ici vous n’aurez pas de place pour vos jambes. » J’ai pris des notes, j’ai pensé qu’il y avait une histoire en germe, là, mais, en soi, ce n’était pas une histoire intéressante… Sauf si le personnage à qui le gardien du cimetière s’adressait voulait se suicider.
Une autre source du livre est ma séparation d’avec ma seconde femme, Claire. Le Théâtre de Sabbath a été mon explosion libératrice vis-à-vis de ce mariage. Le roman précédent, Opération Shylock [1993], était déjà une explosion, mais Sabbath en était une autre encore plus forte : j’étais de nouveau libre.
J’avais vécu à Londres pendant près de quinze ans, la moitié de l’année, avec Claire. Lorsque je rentrais, c’était pour aller dans le Connecticut, qui est un peu la Suisse de l’Amérique, et je pensais que j’étais en train de perdre le contact avec les Etats-Unis, je n’étais pas au cœur des choses. Lorsque je me suis séparé de ma femme et que j’ai finalement quitté Londres pour revenir vivre à New York, dans les premiers temps je m’arrêtais à chaque coin de rue, totalement émerveillé. Je me disais : « C’est chez moi ! » Le Théâtre de Sabbath est le livre de ce retour en Amérique. Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La Tache [1997, 1998 et 2000], les trois romans de la « trilogie américaine », ont suivi.
Les trois romans que vous venez de citer forment une trilogie historique sur l’Amérique au XXe siècle. Le premier, « Pastorale américaine », se penche sur la guerre du Vietnam. Vous aviez commencé à l’écrire des décennies plus tôt…
Oui. Dans les années 1970, j’avais envie de faire un roman sur les attentats à la bombe des groupes gauchistes de l’époque, mais je bloquais sur les personnages. J’avais la fille poseuse de bombe, très différente de celle qui apparaît au final dans le livre, j’avais près de 70 pages mais ça ne donnait rien et j’ai laissé tomber.
Curieusement, c’est Le Théâtre de Sabbath qui m’y a ramené. Parce que j’étais tellement écœuré par l’anarchie et la provocation de Mickey Sabbath que je suis allé chercher un héros qui serait tout le contraire. C’est ainsi que j’ai trouvé le personnage de Seymour Levov, le père de la fille qui pose une bombe. Et, sitôt que je l’ai trouvé, j’ai su que lui, et non sa fille, serait le personnage central de Pastorale américaine. A partir de là, je n’avais plus qu’à inventer le reste.
A trente ans de distance, n’y a-t-il pas un parallèle entre le Seymour Levov de « Pastorale américaine » et le héros de « Ma vie d’homme », Peter Tarnopol ? Tous deux sont des hommes forts qui ont construit leur vie et la maîtrisent parfaitement, jusqu’au jour où quelque chose de sauvage et d’incontrôlable les assaille…
A l’époque où j’écrivais Ma vie d’homme, j’étais immergé dans Kafka. Ce qui m’intéressait particulièrement dans son œuvre était le thème d’un châtiment prolongé, implacable et dénué de toute raison. On retrouve cet élément dans Pastorale américaine, dans J’ai épousé un communiste et dans La Tache.
Aucun des personnages de ces livres n’est innocent ni naïf, tous sont des hommes responsables, mais quelque chose de totalement hors contrôle survient dans leur vie et va les détruire. Ils sont pris par surprise. Ils sont trahis. Levov est trahi par sa fille pendant la guerre du Vietnam et sa vie se délite. Ira Ringold, dans J’ai épousé un communiste, est trahi par sa femme, qui le dénonce comme communiste pendant le maccarthysme. Et dans La Tache, qui se situe dans les années 1990, le héros, Coleman Silk, est trahi par l’atmosphère de haine et de persécution, et par le désir de purification qui se sont abattus sur le pays durant l’ère Clinton, lors de l’affaire Lewinsky.
Considérez-vous « Le Complot contre l’Amérique » comme un autre de vos livres qui explorent l’histoire ?
Oh oui, tout à fait. C’est de l’histoire imaginée. C’est Alain Finkielkraut qui m’a donné le terme d’« uchronie » pour qualifier ce livre, terme qui n’existe pas en anglais. L’idée m’en est venue en lisant un livre de l’historien Arthur Schlesinger [1917-2007].
Dans un passage sur les élections des années 1940, il expliquait que plusieurs républicains de l’aile droite du parti avaient eu l’intention de présenter à la présidentielle l’aviateur Charles Lindbergh, qui était un héros à l’époque pour avoir traversé l’Atlantique en avion et avait des sympathies pour Hitler. J’avais écrit dans la marge : « Et s’ils l’avaient fait ? » Si Lindbergh avait été élu président ? Que serait-il arrivé à ma famille ? A mon quartier ? Au pays ?
« Trump n’est personne. C’est un pur voyou odieux et ignorant. Ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis est à la fois tragique, triste et effrayant »
Dans les années 1940, le slogan « America first », aujourd’hui scandé par les partisans de Donald Trump, était celui des isolationnistes, dont Lindbergh faisait partie. Diriez-vous pour autant que « Le Complot contre l’Amérique » a anticipé la situation actuelle ?
Non. Lindbergh était très à droite, c’était un raciste authentique et un suprémaciste blanc mais, comparé à Trump, c’était Einstein. Lindbergh était aussi un authentique héros doublé d’un ingénieur, quelqu’un de vraiment brillant et de distingué. Trump n’est personne. C’est un pur voyou odieux et ignorant. Donc non, je ne vois pas l’analogie.
Ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis est à la fois tragique, triste et effrayant. Tragique à cause de la souffrance que Trump va causer aux gens, que cela soit par ses tentatives pour abroger ou détruire l’Obamacare, par sa négligence vis-à-vis du changement climatique, par les tensions raciales terribles qu’il a déjà réussi à infliger à ce pays en l’espace de quelques mois seulement.
C’est triste parce que cela arrive à l’Amérique, si riche de toutes ses potentialités. Et c’est effrayant en raison des guerres potentielles. Que le pays qui a voté deux fois pour Barack Obama, un homme cultivé, intelligent, digne et capable de compassion, puisse élire son exact opposé… C’est une contre-révolution. Lindbergh avait des convictions, Trump n’en a aucune. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout est si imprévisible aujourd’hui.
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