C’est en 1994 que le monde découvre l’écrivaine Taslima Nasreen. Elle est alors âgée de 32 ans, et une fatwa a été lancée contre elle par des intégristes musulmans, suscitant une émotion internationale. A l’époque, en dehors du Bangladesh, son pays d’origine, et de l’Inde, bien peu de gens ont lu les écrits de celle que les médias s’empressent de surnommer « la Salman Rushdie bangladaise ». Des romans, recueils de poésie et éditoraux dans lesquels elle dénonce l’isolement et l’aliénation des femmes en Asie, maintenues dans un état de quasi-esclavagisme au nom des religions, et notamment de l’islam. « Notre Constitution reconnaît l’égalité entre les sexes. Dans la réalité de nos campagnes, on en est loin : il faut que ça change », martelait-elle en février 1994 aux journalistes venus l’interroger dans son appartement de Dacca, gardé par des policiers, avant qu’elle soit contrainte de quitter son pays pour une longue période d’errance.
Cette « réalité », qu’elle continue aujourd’hui de combattre en exil, c’est au Dhaka Medical College and Hospital que Taslima Nasreen l’a approchée au plus près. Cette jeune femme au visage rond et au regard doux est alors non seulement une auteure populaire mais aussi une gynécologue. Elle travaille depuis huit ans dans cet établissement public réputé où elle est médecin chef quand des groupes musulmans fondamentalistes commencent à la persécuter, l’accusant de « blasphème ».
Elle décide de démissionner en février 1993, peu avant que soit lancée contre elle la première fatwa, afin de protester contre la confiscation de son passeport par le gouvernement bangladais sous prétexte qu’elle écrit « contre la religion », et qu’à la rubrique profession, elle a indiqué « journaliste » plutôt que « médecin ».
« Être indépendante »
Elevée dans une famille musulmane de la petite bourgeoisie provinciale, Taslima Nasreen, qui se rêvait artiste, a été poussée à poursuivre ses études par son père, médecin. « Il m’a encouragée à étudier, à devenir médecin, à être indépendante et à vivre dans la dignité et dans l’honneur », raconte-t-elle dans le livre d’entretiens réalisés avec Caroline Fourest, Libres de le dire (Flammarion, 2010). La journaliste et réalisatrice, qui continue de voir Taslima Nasreen régulièrement, lors de ses passages en France ou à l’étranger, estime que « pratiquer la médecine a joué un rôle certain dans sa révolte, mais qu’elle était déjà engagée dans les mouvements progressistes bien avant ».
Néanmoins, l’essayiste pointe un événement qui, selon elle, « a marqué chez elle un tournant » et qu’elle situe en 1992, « au moment où les intégristes bengalis se sont mis à persécuter la minorité hindoue et que, en tant que médecin, elle s’est retrouvée confrontée aux estropiés et aux blessés graves qui lui arrivaient. C’est là qu’elle a pleinement pris conscience de l’horreur de la situation ».
Tout le temps où elle a exercé, Taslima Nasreen, qui vit actuellement cachée aux Etats-Unis, a pu aussi mesurer l’état « d’immense détresse » dans lequel était maintenue la majorité des femmes de son pays, et cela dans tous les milieux.
A l’hôpital ou lors de consultations à domicile et au planning familial, elle est amenée à soigner des femmes au corps maltraité, voire brûlé par un époux jaloux ou ivre ; des femmes qui pleurent à l’accouchement en apprenant qu’elles ont mis au monde une petite fille parce que les filles ne sont pas désirées et que le mari peut alors demander le divorce. Des mères « souvent épuisées par six ou sept grossesses rapprochées, qui veulent se faire stériliser mais n’y sont pas autorisées par leur mari. Lesquels pensent que les enfants sont un don de Dieu, que ce serait une faute d’aller contre
Sa volonté », rapporte-t-elle dans Rumeurs de haine (Philippe Rey, 2005). Des femmes que l’on ne conduit à l’hôpital « qu’en dernier recours, au stade terminal », témoignait-elle en octobre 2005, lors d’une intervention à Deauville, où elle était venue, sous protection policière, participer au colloque annuel du Women’s Forum for the Economy and Society. « Elles ne sont pas censées tomber malades : qui s’occuperait des tâches ménagères, de l’éducation des enfants, du foyer et de ses membres masculins ? »
« Dès l’âge de 6 ans, j’avais compris la cruauté de ce monde, ce monde dans lequel il n’est guère de plus grande misère que de vivre au féminin », écrit Taslima Nasreen, elle-même plusieurs fois divorcée, dans son autobiographie, Enfance, au féminin (Stock, 1998). Adolescente, elle est, comme les autres jeunes filles de son âge, interdite de bicyclette, le mouvement des cuisses étant considéré comme trop évocateur ; elle doit renoncer à sortir pour échapper au harcèlement des hommes et aux attouchements. La plupart des femmes qui l’entourent sont privées de liberté économique, dépendantes du père, du mari, des fils, parce que, souvent, elles n’ont pas eu accès à l’éducation.
« Pornographe »
Essentiellement des femmes, les lecteurs de ses premiers textes trouvent dans ses chroniques un écho à une situation d’aliénation subie en silence. Des écrits lus en cachette de leurs maris et qui jouent un rôle d’émancipation auprès des jeunes, du moins celles qui ont appris à lire. Intolérable aux yeux des islamistes, qui la qualifient de « pornographe », de « libératrice du vagin » parce qu’elle n’hésite pas, dans ses livres, à décrire les organes sexuels. « En tant que médecin, je ne vois rien de mal à cela ! », leur répond-elle, non sans ironie.
Dans la conclusion de son discours prononcé le 29 septembre 1994 devant le Parlement international des écrivains, celle qui est devenue le symbole de la révolte féministe en terre d’Asie, expliquait : « Il y a un mot de notre langue qui sert à qualifier les femmes bengalies : il signifie “muettes”. C’est pourquoi je me suis sentie obligée de prendre la plume. (…) Les femmes muettes de mon pays savent que j’ai écrit pour elles. Pour elles, les muettes, les sans-voix, dont les cœurs se brisent mais dont les lèvres ne forment aucun mot. »
Ses livres sont une manière de secouer leur conscience, comme après une longue anesthésie, dit celle qui n’oublie pas son passé médical : « J’aimais beaucoup le moment où je réveillais les patientes après une intervention. J’avais l’impression de leur donner une nouvelle vie. Ce réveil ressemble au travail de l’écrivain tel que je le conçois. Mes textes sont pour elles comme une prescription médicale. Je veux qu’elles se mettent en colère. » Aujourd’hui, au Bangladesh, le prénom Taslima est devenu un nom commun qui signifie « révoltée ».
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