Parmi les nombreuses inscriptions que Joseph Ferdinand Cheval, dit le Facteur Cheval, a tracées en divers points de son Palais idéal, à Hauterives, figure celle-ci, en forme de défi : « Au champ du labeur, j’attends mon vainqueur ». Bruno Decharme et Antoine de Galbert pourraient la faire leur. Le premier, cinéaste, a fondé en 1999 la collection Abcd, qui est l’une des principales dans son domaine, celui que Jean Dubuffet désignait du terme impropre – mais passé à la postérité – d’art brut. Abcd signifie du reste « art brut connaissance & diffusion ». Enquêtant, visitant, accumulant, interviewant et filmant, il ne cesse de nourrir cet ensemble, dont une partie a été montrée l’hiver 2014-2015 à la Maison rouge. Laquelle est la création, en 2004, d’Antoine de Galbert, autre collectionneur obsessionnel et boulimique. L’art actuel, celui des marginaux et des autodidactes, celui aussi des cultures tenues jadis pour « primitives » le captivent également.
Association d’acharnés
Que ces deux acharnés – au meilleur du terme – s’associent pour rendre hommage à l’acharné Facteur en prenant dans leurs collections paraît ainsi logique. Restait une difficulté : Cheval a construit en trente-trois ans son palais et en huit ans son tombeau. Mais, bien qu’il y ait très tôt accueilli des visiteurs et pris soin d’en faire tirer des cartes postales – réflexe professionnel, il n’a pas songé à bâtir un musée. Or, il fallait un lieu assez vaste pour recevoir les œuvres choisies par Decharme et Galbert. C’est là que d’autres acharnés interviennent. Pour aménager l’étage du château d’Hauterives, des volontaires se sont mis à l’ouvrage. Retraités du village, pour la plupart, ils ont nettoyé, repeint, vérifié boiseries et charpente, installé électricité et système de surveillance, le tout en deux mois. Résultat : des salles arrangées avec simplicité et justesse. Les œuvres de grande taille d’artistes d’aujourd’hui tels Elsa Sahal, Stéphane Thidet et Elmar Trenkwalder s’y trouvent autant à leur aise que celles, de dimensions plus réduites, d’Adolf Wölfli, Scottie Wilson ou Fleury Joseph Crépin, figures majeures de cet art dit autrefois « des fous ».
Pour faire écho au Palais idéal, ont été réunis des travaux qui répondent à un désir d’élévation symbolique ou mystique, à celui d’une construction qui mette en ordre le monde, ou aux deux à la fois. Diagrammes, plans, projets et visions d’architectures monumentales y tiennent donc la première place : Maison de Mozart sur Jupiter, de Victorien Sardou, façade démesurée de Marcel Storr, fabuleux Panorama de Moscou, de Willem van Genk.
Le mineur spirite et médium Augustin Lesage est honoré d’une salle, où se manifestent ensemble la complexité de son système ésotérique et allégorique et l’extrême soin qu’il met à peindre point par point des dispositifs géométriques symétriques et divisés en registres comme des tympans. L’alliance de l’hermétisme le moins accessible et de l’exécution la plus méthodique apparaît comme l’un des caractères les plus constants de ses créations : ce qui est vrai de lui se vérifie des « mandalas » de Wölfli, des schémas anthropomorphes de Janco Domsic et des cartographies tracées avec une finesse admirable par Zbynek Semerak. Et se vérifie dans le Palais idéal. Rien de moins « brut » que ces élaborations minutieusement matérialisées.
Ces termes s’appliquent aussi bien à ces autodidactes qu’à ceux qui sont passés par des écoles. Trenkwalder a étudié aux Beaux-Arts de Vienne, ce qui n’empêche que sa terre cuite blanche de 3 mètres de haut exalte érotisme et fécondité avec une intensité que la lenteur du processus créatif n’a pas amoindrie. Elle dialogue avec un dessin à l’encre et aquarelle d’Emmanuel Deriennic, alcoolique, interné cinq ans dans un hôpital psychiatrique pour « hallucinations ».
A ce dernier, sa maîtrise graphique a valu d’être surnommé « le Calligraphe » – surnom qui conviendrait à Thibault de Gialluly, passé par les Beaux-Arts de Paris et auteur d’une tour de Babel non moins extravagante. Johan Creten a étudié à Gand, Paris et Amsterdam. Son relief Odore di femina ne s’en harmonise pas moins aux apologies idolâtres de la femme peintes par Crépin – quincailler, guérisseur et télépathe. Ainsi, d’une œuvre à l’autre, franchit-on dans les deux sens la frontière supposée séparer deux mondes, les artistes « professionnels » et les « autres ». A moins qu’elle ne soit qu’une convention.
« Elévations », Château d’Hauterives (Drôme). Tél. : 04 75 68 81 19. Tous les jours, de 11 heures à 18 h 30. Entrée : 3 euros. Jusqu’au 30 août. www.facteurcheval.com
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