Longtemps, le chorégraphe et metteur en scène belge Alain Platel a refusé d’évoquer son passé d’orthopédagogue. Impression de rallier des mondes diamétralement opposés ? De brandir des références qui parasitent la vision de ses pièces ? « Je ne voulais surtout pas voir les relations qui existaient entre mes études de jeunesse et mes spectacles, dit-il. Je les niais. Ce n’est que peu à peu que j’ai réalisé combien c’était imprégné dans mon corps et mon travail. Mais je n’en parle vraiment que depuis dix ans. » Voilà pourtant trois décennies que Platel a choisi le spectacle. Entre sa passion pour l’orthopédagogie et la scène, qui survient presque par hasard au gré de performances avec des amis, il décide, poussé par « l’intérêt des théâtres », de créer sa compagnie les Ballets C de la B en 1984.
Que voit-on dans les pièces de cet homme paradoxalement doux et déchiré ? Des êtres marginaux, malmenés, des corps cassés, transpercés de pulsions aiguës, des créatures qui se flairent et se frottent pour survivre. Depuis ses premiers succès comme Bonjour Madame, comment allez-vous aujourd’hui, il fait beau, il va sans doute pleuvoir, et cætera (1993) jusqu’à Gardenia (2010) en passant par Tous des Indiens (1999), Alain Platel, attentif aux matraqués de tous bords, qu’il s’agisse de transsexuels ou d’enfants-soldats, raffine un travail pétri de souffrance mentale et physique. Au fil du temps, au plus près d’une réalité sociale de plus en plus fracassée, il resserre l’étau sur une humanité éreintée qui s’échine à rester debout.
C’est avec Vsprs (2006) qu’Alain Platel revendique des références psy. Sur une montagne de sous-vêtements blancs, une cordée de héros en déroute, hérissés de spasmes, s’accrochent des quatre fers. Pendant les répétitions, l’artiste a emmené sa compagnie visiter un musée dans un hôpital psychiatrique de Gand (Belgique). Il a également travaillé sur les films du docteur Arthur Van Gehuchten (1861-1914), biologiste-neurologiste des comportements hystériques, basé à Louvain. « J’avais peur de montrer aux danseurs ces images très violentes, se souvient Platel. Mais ils ont bien réagi, ont été très touchés. » La troupe fouille ensuite cette expression physique intensément nerveuse qui déborde les mots pour faire surgir des créatures déficientes. Un homme en costard danse sa vie à rebours en rembobinant ses gestes ; une femme se convulse sous l’effet de coups de boutoir intérieurs. Aucune compassion sentimentale n’est convoquée, mais une empathie profonde devant ce chaos sublimé par une vision artistique.
Souffrance et spectacle
Avec ce spectacle, Alain Platel opérait une greffe réussie de ses deux passions : la souffrance et le spectacle. Hanté par la fragilité de la mécanique humaine, il assumait frontalement une ligne de douleur qui signe toute son œuvre. Et ouvrait la brèche à une identité artistique revendiquée sous influence. En 2014, Tauberbach, sur une musique de Bach revisitée par le Polonais Artur Zmijeswski qui a demandé à un chœur de sourds de chanter Bach comme ils « l’entendaient », tire sa substanced’un documentaire, Estamira, réalisé en 2004 par Marcos Prado autour d’une femme schizophrène vivant dans une décharge près de Rio de Janeiro. Cette personne a donné corps à un rôle et un texte interprété par Elsie de Brauw. « Parallèlement, les danseurs ont aussi passé une journée à jouer avec des enfants handicapés mentaux vivant dans un centre près de Gand », ajoute celui qui cite toujours ses sources d’inspiration et le contexte de ses créations.
Ce penchant irrésistible d’Alain Platel jaillit lors d’un séjour aux Etats-Unis. Il a 17 ans lorsqu’il part un an vivre dans une famille habitant un village de l’Oklahoma. Contexte chaleureux, cinq enfants, peu d’argent. « Une autre facette du monde tel que je l’avais connu jusqu’alors à Gand, précise-t-il. Contrairement à ma famille, bourgeoise, celle-ci était pauvre et traversait une crise terrible. Il a fallu que j’apprenne à me débrouiller comme je ne l’avais jamais fait. Cette année-là a été un grand choc.J’ai senti qu’il fallait que j’aide un peu. » Il fait des petits boulots et se retrouve dans une institution pour « enfants différents âgés de 8 à 12 ans, en difficulté comme on dit, à cause de problèmes physiques ou mentaux ».
De retour chez lui, il se jette dans des études de psychologie pendant quatre ans et finalise la dernière année en faisant un stage à l’hôpital psychiatrique d’Armentières (Nord). « C’était la fin d’une époque, celle où l’on enfermait les enfants, se souvient Alain Platel. Ensuite, on a commencé à ouvrir les portes. » Il y découvre le travail de l’éducateur spécialiste de l’autisme Fernand Deligny (1913-1996) qui a aussi travaillé à Armentières en 1934. « Ma fascination pour sa recherche continue encore aujourd’hui, insiste-t-il. Il a approché les enfants très différemment en les observant pour voir ce qu’ils pouvaient nous apprendre. Sa théorie sur le langage et une forme de communication non verbale me fascine. Je constate d’ailleurs que je l’applique dans mon travail de chorégraphe. »
Abonné à la douleur
Face à ces jeunes handicapés mentaux réduits à l’état de « plantes », Alain Platel se souvient de son intense perplexité. « Je me demandais pour quelles raisons ils étaient là, quel était le sens de leur présence. Finalement, je pose les mêmes questions à mes interprètes : quelle est ta mission ? Qu’est-ce qui te rend unique ? »
La méthode d’Alain Platel, chorégraphe, creuse son lit dans une longue période d’observation des interprètes, danseurs, circassiens, acteurs ou chanteurs. « Je les regarde improviser sans faire de retours négatifs sur leurs propositions, explique-t-il. Je capte, j’enregistre et, longtemps après, je discute, redonne des informations sur ce que j’ai vu. Souvent, ils sont surpris que j’aie remarqué telle ou telle chose dont ils sont parfois plus ou moins conscients. »
Le risque de cette obsession de la détresse mentale est de devenir une sorte d’abonné à la douleur, de développer une forme de virtuosité de la souffrance. « On me dit parfois que j’abuse et que j’imite les gens en détresse, commente-t-il. Cela me blesse beaucoup. Je ne les utilise pas dans des buts artistiques. Je tente de faire le point sur ce que j’ai découvert de la vie pour le traduire avec une certaine beauté. Je n’ai pas envie de choquer. Je me sens une responsabilité par rapport à ce que je montre sur scène. On est tous vulnérables et fragiles. »
Prochain article : Taslima Nasreen (1962-), gynécologue et écrivaine.
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