LE MONDE | | Par Jean-François Rauger
Le prince de la comédie italienne a été psychiatre avant de faire du cinéma. Né à Milan, le 23 décembre 1916, Dino Risi est sans doute le plus important représentant d’une catégorie cinématographique particulière, faite de comique teigneux et trivial, de satire burlesque, d’analyse impitoyable, de drôlerie théâtrale. La comédie « à l’italienne » est indissociable du redressement économique de l’Italie, dont elle a représenté, souvent de façon de plus en plus désenchantée, l’évolution et l’absorption par une modernité ravageuse.
Ces films ont tracé le portrait de l’Italien contemporain, dépassé par un monde qui changeait, écrasé parfois par ses traditions, voué à la place que lui assignaient l’ordre social et le poids de la Démocratie chrétienne. Il était souvent personnifié par ces génies que furent Alberto Sordi, Vittorio Gassman, Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Giancarlo Giannini et tant d’autres.
Cruauté vacharde
Après le succès de la trilogie, très populaire, des Poveri ma belli (Pauvres mais beaux), Belle ma povere (Belles mais pauvres) et Poveri milionari (Pauvres millionnaires), Risi a réalisé, à partir de la fin des années 1950, un certain nombre de chefs-d’œuvre, marqués par un sens incomparable de l’observation, une bouffonnerie débridée et surtout une forme de cruauté vacharde qui coinçait parfois le rire dans la gorge du spectateur.
L’Homme aux cent visages (1960), Une vie difficile (1961), Le Fanfaron (1962), Les Monstres (1963) sont autant de grands titres qui ont marqué le cinéma italien populaire et sa capacité à évoquer la réalité sociale en s’en moquant avec sagacité. Au fur et à mesure de l’évolution d’une Italie qui passait du boom économique aux années de plomb, de l’enthousiasme à la corruption, son cinéma s’est fait plus sombre et plus désabusé, avec des titres comme Au nom du peuple italien (1971), Rapt à l’italienne (1973), Cher Papa (1979). Risi abandonne progressivement le terrain de la comédie pour tourner des œuvres plus noires et plus baroques comme les très beaux Ames perdues avec Catherine Deneuve (1977) ou Fantôme d’amour avec Romy Schneider (1981).
Dans sa jeunesse, pourtant, Dino Risi avait emprunté la voie toute tracée des études de médecine. Son père était en effet oto-rhino-laryngologiste. Il était aussi le médecin de service de la Scala de Milan, du Collège royal de jeunes filles et d’une colonie alpine dans le Val di Fassa. Après la première guerre mondiale, il deviendra le médecin de la famille Mussolini. Dans son livre de Mémoires, Mes monstres, Risi raconte avec facétie quelques agréments de sa vocation médicale, avouant ceci : « Quand je m’inscrivis en médecine, ma belle cousine Elda, qui avait dix ans de plus que moi, me servit de cobaye pour apprendre à faire les piqûres. Je vis un panorama inoubliable. »
Risi se spécialise dans la psychiatrie, complétant ses études en Suisse, où il se trouve durant la seconde guerre mondiale, ayant échappé au service en raison d’une infection au foie. Il découvre alors avec horreur la réalité du traitement des malades mentaux. Il évoque notamment le cas de ce professeur de médecine qui, pour faire réagir un autiste qu’il a introduit dans l’amphithéâtre de la faculté, lui murmure : « Tu es encore jeune. Tu es en bonne santé. Tu as une femme et des enfants qui t’aiment. Mais un mauvais bougre est entré chez toi et y a mis le feu. » Puis il lui hurle aux oreilles : « Ta femme et tes enfants ont péri dans les flammes ! » Devant le manque de réaction du pauvre diable, le professeur se tourne, satisfait, vers les étudiants pour déclarer, sous les applaudissements : « Voici un cas d’autisme essentiel. »
L’asile de Voghera, une « fabrique de folie »
Que la psychiatrie ait été pour Risi une sorte de formation à la cruauté humaine est confirmé par sa description, toujours dans ses Mémoires, de l’asile de Voghera, qu’il compare à un « terrifiant camp de concentration ». L’asile abritait plus de 3 500 internés. « En plus des rares malades authentiques, dira Risi, on y trouvait des gens qui causaient des problèmes à leur famille. » Il qualifie l’endroit de véritable « fabrique de folie ». Il évoque certains des patients qu’il y a croisés : un homme qui porte des capsules de bouteille sur son veston comme si c’étaient des médailles, un quatuor de musiciens qui joue sempiternellement le même morceau, une religieuse qui, un jour, se pend en laissant un message sur lequel est écrit : « Il est seul, Dieu ? »
Or, Risi a une autre passion : le cinéma. Il écrit des critiques et des projets de scénario. Au début des années 1940, il rencontre Alberto Lattuada dans une boutique d’antiquités, à Rome. Celui-ci est alors assistant sur le prochain film de Mario Soldati. Il cherche lui-même un deuxième assistant et propose la place à Risi, qui accepte. Mais c’est la réalisation d’un court-métrage (une loi oblige chaque séance de cinéma à en projeter un avant le grand film), vendu pour 2 millions de lires (environ 1 000 euros) au producteur Carlo Ponti, qui le fait entrer de plain-pied dans le cinéma. Le film, Buio in sala (« l’obscurité dans la salle »), raconte l’histoire d’un voyageur de commerce dépressif et désespéré qui, après avoir assisté à une séance de cinéma, est guéri de sa dépression.
Après cela, Ponti lui proposera d’écrire un scénario dont le personnage principal est une infirmière, en lui disant : « Tu es médecin, tu devrais pouvoir faire cela. » Le film sera tourné plus tard par Alberto Lattuada : ce sera Anna, avec Silvana Mangano, qui sortira en 1951 en Italie.
Risi sait désormais où est son avenir. « J’étais fatigué de soigner des gens qui ne guérissaient pas, et je me suis voué au cinéma. » Interviewé par Le Monde en 2006, deux ans avant sa disparition, il décrit ainsi son passage de la psychiatrie au septième art : « J’ai compris, après avoir passé six mois dans un asile de fous, que ce n’était pas pour moi. Je suis certes resté dans un asile de fous, mais celui-ci est plus amusant : le cinéma. »
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