Ecstasy et téléréalité: un cocktail made in London
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |
Une drogue peut-elle s'inviter dans une émission de téléréalité sous couvert d'une expérience scientifique ? Avant même sa diffusion (mercredi 26 septembre et jeudi 27 septembre) sur la chaîne de télévision britannique Channel 4, un show inédit intitulé "Drugs live : the ecstasy trial" a fait polémique dans les médias anglais. On y voit des volontaires, dont l'acteur Keith Allen, l'écrivaine Lionel Shriver, un ancien membre du Parlement britannique, un vicaire et un ex-soldat, absorber du MDMA (méthylène dioxyméthamphétamine, le produit actif de l'ecstasy) puis se prêter à des examens médicaux, IRM fonctionnelle et tests psychologiques.
Dans sa présentation de l'émission sur son site Internet, Channel 4 insiste sur le caractère scientifique de la démarche et son encadrement éthique.
Les épisodes filmés ne sont en fait que la partie émergée d'une étude neuroscientifique plus vaste, visant à étudier les effets sur le cerveau de l'ecstasy et son éventuel intérêt dans le traitement de certaines dépressions et du syndrome de stress post-traumatique. Coordonné par deux spécialistes des addictions, les professeurs David Nutt (Imperial College de Londres) et Val Curran (University College de Londres), l'essai, qui a duré six mois, a été mené dans des conditions contrôlées, et devrait conduire à une publication dans une revue médicale. Les "cobayes" - au total plus d'une vingtaine - ont en fait été testés à deux reprises à quelques jours d'intervalle, après avoir ingéré une fois de la vraie drogue (83 milligrammes de MDMA), une fois un placebo.
DEUX CENTS DÉCÈS EN CINQ ANS
Trente minutes après la prise, ils ont passé une IRM fonctionnelle, pour étudier les modifications des activités cérébrales induites par l'ecstasy. Des tests cognitifs portant sur la mémoire, l'empathie... ont aussi été pratiqués. Channel 4, qui finance l'étude, précise que celle-ci a été soumise à l'approbation d'un comité d'éthique, et que les participants ont tous été vus au préalable par des médecins et des psychiatres."Donner aux gens des informations équilibrées, fondées sur des preuves, concernant les effets des drogues est crucial si nous voulons qu'ils prennent des décisions éclairées, personnelles et politiques, sur l'usage de ces produits, justifie le professeur Curran dans un communiqué de Channel 4. Ces programmes offrent une occasion unique de partager la science de la MDMA."
Des précautions et une argumentation qui n'ont pas complètement convaincu. Dans les médias britanniques, depuis quelques semaines, des personnalités du monde médical et politique s'indignent qu'un produit illégal et dangereux comme l'ecstasy puisse être ainsi mis en scène devant des caméras. Au Royaume-Uni, le nombre de consommateurs de cette drogue apparentée aux amphétamines est estimé à 500 000 par an, et elle a été impliquée dans plus de 200 décès en cinq ans, selon le site DrugScope.
La personnalité de David Nutt fait également débat. Comme le souligne l'hebdomadaire The Observer, cet addictologue reconnu au niveau international a été remercié de son poste de conseiller drogue auprès du gouvernement britannique, en 2009, après avoir classé les drogues telles que l'ecstasy et le cannabis comme faisant moins de dégâts que le tabac et l'alcool. Quelques mois plus tôt, toujours selon The Observer, le professeur Nutt avait déjà agacé les autorités en affirmant que l'équitation était potentiellement plus dangereuse que la prise d'ecstasy, en termes de risques d'accident.
COMPLICATIONS AIGUËS
Les spécialistes français sont aussi plus que réservés sur le mélange science et téléréalité. "Montrer sur une chaîne nationale des personnalités en train de goûter à de la MDMA peut inciter à la consommation. Alors que l'on se bat pour informer le public des dangers potentiels de cette drogue, ce n'est vraiment pas éthique ni déontologique", s'emporte le docteur Laurent Karila, addictologue (hôpital Paul-Brousse, Villejuif, Assistance publique-Hôpitaux de Paris). Et ce médecin de lister les complications aiguës, potentiellement mortelles, de l'ecstasy, qui peuvent survenir même après une prise unique : infarctus, déshydratation, hyperthermie, hépatite fulminante, épisode dépressif voire délirant, suicide... "Ce type d'étude, avec des examens en imagerie fonctionnelle, peut se justifier en laboratoire, chez des sujets ayant déjà pris ce produit, mais pas dans une émission de téléréalité", insiste le docteur Karila.
"Les effets psychostimulants de la MDMA sont déjà bien documentés chez l'animal et même chez l'homme, je ne vois pas l'intérêt de faire ce genre d'expérience", estime, de son côté, Luc Maroteaux, directeur de recherche CNRS, responsable d'une unité Inserm à l'Institut du Fer-à-Moulin (Paris). Selon ce chercheur, la MDMA a pour action principale de vider les stocks internes de sérotonine vers l'extérieur des neurones, ce qui entraîne hyperactivité et excitation. "Après cette phase de relargage, il y a un déficit en sérotonine qui explique sans doute les phases dépressives que décrivent les consommateurs quelques jours après la prise", poursuit Luc Maroteaux.
Pour le docteur Karila, il n'y a en tout cas pas actuellement d'arguments solides pour présenter la MDMA comme un possible traitement des dépressions ou du syndrome de stress post-traumatique. "Certes, 30 % des patients dépressifs résistent aux traitements classiques, et il faut explorer d'autres pistes, mais la MDMA est loin d'être la première d'entre elles", estime l'addictologue.
Sandrine Cabut
Repères
Consommation En France, en 2011, deux jeunes sur dix âgés de 17 ans déclarent avoir consommé de l'ecstasy au moins une fois dans leur vie, selon l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Le niveau d'expérimentation est de 5,2 % chez les 18-34 ans et de 1,1 % parmi les 35-64 ans, en 2010.
Modes de consommation La MDMA est principalement consommée dans les discothèques, milieu techno alternatif (teknivals, free parties...).
Historique La MDMA a été synthétisée en 1912 par le laboratoire allemand Merck. Ce produit anorexigène est breveté mais ne sera jamais commercialisé. Dans les années 1970, il est utilisé en psychiatrie aux Etats-Unis, pour favoriser les psychothérapies. La MDMA est classée comme stupéfiant depuis 1985.
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