L’école face à la «petite noblesse» des enfants «surdoués»
31 JUILLET 2012 |
Le sujet pouvait paraître mineur, presque anecdotique. Dans un système scolaire qui produit tant d’exclusion, pourquoi s’intéresser à la minorité d’enfants qui semble la mieux dotée, ces« surdoués » ou « intellectuellement précoces », sur lesquels la littérature psychologique a déjà abondamment écrit ? C’est pourtant en empruntant cette porte dérobée que Wilfried Lignier, jeune sociologue du CNRS et auteur de La petite noblesse de l’intelligence, une sociologie des enfants surdoués (La Découverte), renouvelle une question majeure du champ éducatif. Comment les classes moyennes et supérieures ont-elles réagi à la massification scolaire des années soixante-dix ?
Depuis l’avènement du collège unique, une question taraude les catégories supérieures : l’école démocratisée ne risque-t-elle pas de gâcher les meilleurs ? Leurs enfants ne seront-ils pas noyés dans ce grand bain commun ? De manière symptomatique, la question des enfants « supérieurement intelligents » émerge au moment de la loi Haby de 1975 sur le collège unique. « C’est clairement une réaction à la philosophie de cette loi, confirme Wilfried Lignier.Qu’en est-il des enfants extraordinaires dans une école qui devient ordinaire et où les gens qui la fréquentent sont, eux aussi, bien ordinaires ? »
Or la légitimité du thème du « sur-don » en France, où la psychométrie fait le plus souvent sourire ou frémir, était loin d’être acquise, contrairement aux États-Unis par exemple où la question des« gifted » était déjà très ancrée dans le paysage éducatif. La manière dont va s’opérer la reconnaissance institutionnelle de cette question est d’ailleurs une des parties les plus passionnantes de cette réjouissante enquête.
Au départ, raconte Lignier, une poignée de militants, qu’il désigne comme « les militants de l’intelligence », vont faire un patient et efficace travail de lobbying auprès de la puissance publique. Ces parents se retrouvent autour d’un psychologue libéral niçois, Jean-Charles Terrassier, au milieu des années 70, lui-même membre d’une association regroupant des adultes au QI conséquent, « sorte de Rotary club de l’intelligence ». Lequel fonde, en 1971, l’association nationale pour les enfants surdoués avec un vrai agenda politique. « Ils ne sont pas politisés au sens où on l’entend habituellement quand on est de gauche par exemple avec des partis des syndicats. Mais ce travail montre qu’il s’agit bien de mouvements sociaux, qui ont des objectifs institutionnels donc politiques. »
Leur première approche, qui consiste à interpeller les pouvoirs publics sur le gâchis économique pour une nation de ne pas reconnaître les enfants supérieurement intelligents – à la manière des Américains qui y voient un levier pour concurrencer les Soviétiques –, passe très mal en France. Le thème du « sur-don » rappelle celui du surhomme et ces premiers militants se retrouvent, comme le raconte l'une des personnes interrogées, pratiquement assimilés aux « nazis ».
« Cela n'a fait réagir personne »
Qu’à cela ne tienne, quelques années plus tard, le discours a totalement changé. Les « surdoués » que vont défendre les associations de parents – ils représenteraient selon eux près de 2% de la population scolaire – ne sont plus une ressource nationale à promouvoir, ce sont des enfants qui souffrent de leur différence et qui, malgré leur capacités intellectuelles hors normes, sont souvent en échec scolaire. « Dès lors qu’ils adoptent une logique psychologisante, et un registre quasi pathologique, ils vont échapper à la critique », analyse le sociologue. Mieux, le champ médiatique des années 90, dominé par les talk shows et le tout-psy, en redemande. La figure si séduisante de l’enfant surdoué passe ainsi du plateau de Mireille Dumas à celui de Jean-Luc Delarue, sans oublier celui de la plus respectable Marche du siècle.
Étonnamment, montre l’enquête de Wilfried Lignier, le politique, a priori plutôt sceptique, embraye. La question du « sur-don » rencontre en effet une réflexion sur la différenciation des élèves et des parcours dans l’école. En même temps que se mettait en place le collège unique, les filières permettent de singulariser les parcours. Les « surdoués » vont surtout opportunément s’insérer dans un champ médico-psychologique qui se développe à l’école. « Les agents des politiques éducatives sont disposés à les entendre car ils sont en train de traiter des questions du handicap, mais aussi parce qu’ils ont été préparés par ce qui s’est passé dans le champ médiatique. »
Sous Jack Lang, ministre de l’éducation de 2000 à 2002, une commission est lancée sur le sujet. Et dès 2002, le ministère multiplie les textes pour une prise en charge spécifique des enfants« intellectuellement précoces ». Une des rares concessions demandées aux associations est d’abandonner le terme « surdoué », trop marqué, pour celui, plus neutre, de « précoce ». Mais c’est bien le score obtenu aux tests psychométriques qui identifie ces enfants comme dotés d’une intelligence hors norme.
« La reconnaissance d’aménagements spéciaux en fonction du QI, c’est quand même quelque chose d’assez incroyable. Or, cela n’a fait réagir personne à l’époque », remarque le sociologue. De fait, ni les syndicats ni les associations de parents d’élèves comme la FCPE ne s’offusqueront de cette légitimation, alors même que la base scientifique de ces tests semble des plus fragiles. Il faut lire à cet égard le chapitre consacré à la façon dont la littérature scientifique, essentiellement psychologique, a été influencée par les associations. Il comporte des passages édifiants.
« Lorsque l’Inserm publie des travaux sur la détection précoce des délinquants à la maternelle, on observe, et c'est bien légitime, une levée de boucliers. Parce que l’idée que le médico-social puisse servir à contrôler les pauvres est bien inscrite dans les réflexes militants comme scientifiques sous l’influence des travaux de Foucault par exemple » affirme Wilfried Lignier. La perspective de dépister les enfants «à risque» dès la maternelle a en effet provoqué d'amples mobilisations (Voir nos articles sur le sujet et le documentaire Enfants, graines de délinquants?). Pour les enfants surdoués en revanche, la rhétorique de la pathologie, du quasi-handicap, paralyse tout le monde.
Renforcer le pouvoir des mieux dotés
Et pourtant… Sans nier qu’une telle souffrance puisse exister, la réalité sociologique des surdoués en France est tellement marquée qu’elle ne peut qu’interroger sur ce que les associations militantes présentent comme un quasi-handicap. Les « surdoués » ne se recrutent visiblement pas au hasard. Dans leur grande majorité (les 2/3), leurs parents sont le plus souvent des cadres supérieurs dont la réussite sociale doit peu à l’école. 75% d’entre eux sont des garçons. Non parce que les filles échoueraient aux tests, mais tout simplement parce qu’elles ont beaucoup moins de chance d’être testées que les garçons sur lesquels, souligne le sociologue, pèse bien davantage le stress scolaire des parents. Ainsi, par un processus presque miraculeux, le rapport problématique à l’école de ces petits garçons – « il s’ennuie », « il ne veut plus aller à l’école » – se retrouve opportunément « anobli » par le diagnostic de précocité. « Depuis qu’a été reconnue la précocité intellectuelle, les courbes du saut de classe entre filles et garçons se sont croisées », précise Wilfried Lignier, alors qu’on sait que les petites filles réussissent statistiquement mieux à l’école à ce moment-là.
L’un des paradoxes révélé par cette enquête est que la reconnaissance institutionnelle des « surdoués » conduit finalement l’école à renforcer le pouvoir des mieux dotés : les plus aisés, financièrement, culturellement, mais aussi « le sexe fort ». D’autant que, contrairement aux chiffres avancés par les associations, Wilfried Lignier montre que cette population est finalement bien peu en échec scolaire.
Pour le sociologue, la manière dont l’école offre des dérogations à ce public montre bien comment « l’institution scolaire peut contribuer à sa propre subversion ». L'une des caractéristiques des parents qui font passer les tests de QI à leur enfant, outre d’être de milieu aisé, est qu’ils ont tous un rapport distant avec l’école. Ils lui font peu confiance voire la détestent, la jugeant par trop médiocre, montre le livre. Qu’ils soient parvenus à se faire entendre de l’institution scolaire n’est donc pas la moindre des contradictions.
La petite noblesse de l’intelligence, une sociologie des enfants surdoués, La Découverte 356 pages, 25 euros
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire