Histoire d'un livre | LE MONDE DES LIVRES | 23.02.12
D'ordinaire, Stéphanie Polack est une lectrice avisée. Elle a même fait de cette disposition son métier : attachée de presse, elle défend les livres des autres avec précision, finesse et enthousiasme. S'agissant de son propre premier roman, Route Royale (Stock, 2007), pourtant, elle a mis du temps à comprendre que cette histoire d'une ex-détenue en quête d'une fraternité impossible ne relevait pas seulement d'un "travail technique sur la narration" : "J'avais écrit à partir d'un inconscient familial, et je ne l'ai réalisé qu'après la parution du livre."
Une large part de cet "inconscient" est liée à un fait divers, l'histoire de Jacques Fesch, qui fut marié à la soeur de son père : le 25 février 1954, parce qu'il rêvait de s'offrir un bateau, ce jeune homme bien né a braqué un agent de change, avant de prendre la fuite et de tuer un policier d'un coup de revolver. Condamné à mort, il a été exécuté en 1957.
Le destin de cet oncle lointain n'a jamais relevé du tabou. Mais prenant conscience de la manière dont elle avait été marquée par cette affaire advenue vingt-trois ans avant sa naissance, Stéphanie Polack décide de se lancer dans des recherches pour mieux comprendre Jacques Fesch, au-delà de la figure d'assassin froid qu'en a fait la justice, et de celle du saint que tente d'édifierl'Eglise, parce qu'il a découvert la foi en prison : "Je voulais faire cette recherche pour moi. Sans avoir l'intention d'en faire quelque chose de romanesque."
La jeune femme se collette avec les archives, cette "matière morte" que sont les vieux articles sur le braquage manqué et le procès : "Ils ne disaient rien du jeune homme que Fesch avait été, et qui a manqué aux miens." "Accaparée psychiquement" par cette histoire, Stéphanie Polack choisit de fondre cette quête avec l'idée de roman auquel elle réfléchit alors : "un road-trip un peu malade, un travail sur les frontières". Elle imagine de mettre en parallèle la dérive de Jacques avec l'errance d'une narratrice, "pour les faire entrer en résonance" : ainsi naît le projet de Comme un frère.
Dans son enquête sur Fesch, la romancière se pose comme contrainte, "pour des raisons éthiques ", de restreindre ses recherches à ce qui avait été rendu public - compte rendu du procès, lettres publiées, journal de prison -, sanstoucher aux documents familiaux. Pour cette plongée au coeur du système judiciaire des années 1950, elle est aidée par l'avocat célèbre Thierry Lévy, que son métier l'a amenée à rencontrer : "Je lui ai dit sur quoi je travaillais, il m'a mise en contact avec l'archiviste du Palais de justice de Paris, et m'a parlé de la machine pénale. Nous nous sommes vus trois ou quatre fois, et cela a beaucoup compté pour moi." Elle lit aussi les mémoires des ténors du barreau de l'époque, Jacques Isorni (qui avait été le défenseur de Pétain) et Albert Naud.
Pour saisir dans quel contexte s'est inscrite l'affaire, Stéphanie Polack s'immerge dans les années 1950. "Ma hantise, confie-t-elle, était de ne pas réussir à capterleur esprit, et d'en faire un décor de carton-pâte. " Elle s'attache à saisir etrestituer "des symboles de l'époque qui en exaltent l'esprit", lit des articles de cette période sur la jeunesse, cherche à comprendre "pourquoi le large était dans le vent ", avec, comme incarnation, chez Fesch, ce rêve de bateau et sa fascination pour les aventures du navigateur Alain Gerbault. Elle raconte la passion de la vitesse typique de ce temps en s'intéressant "à des faits aussi précis que l'alliance entre la marque Simca et la filiale française de Ford. C'est un jalon économique qui rend compte d'une réalité : la manière dont on s'ouvrait alors aux codes esthétiques des Américains". Elle se rend au Musée Simca de Carrières-sous-Poissy pour retrouver le modèle sport de 1954 conduit par Fesch.
Mais Stéphanie Polack le rappelle : "L'idée n'était surtout pas de raconter : "Il était une fois Jacques Fesch"." La dérive de ce "petit con", ainsi qu'elle l'appelle avec tendresse, se mêle à l'errance de Diane, sa nièce. "Double romanesque" de l'auteur, celle-ci s'abîme dans de longs trajets en voiture et trouve les hommes décevants par rapport à cet oncle, réinventé en frère idéal. "Le matériau était furieusement autobiographique, mais je me suis autorisé toutes les réinterprétations et mensonges - ceux que m'interdisaient les passages consacrés à Fesch", explique Stéphanie Polack. Les passages centrés sur cette femme en quête d'elle-même font alterner la première et la troisième personne. L'auteur explique : "Je n'ai pas la maturité suffisante pour tenir le "elle" sur la longueur, et le "je" me fatigue. Et puis il y a une vraie jouissance à passer d'une instance narrative à l'autre. Sans compter que l'errance est liée au dédoublement."
Tandis qu'elle travaillait à ce roman, Stéphanie Polack a découvert la psychanalyse, "dans la pratique et en tant qu'espace théorique". Elle s'est passionnée pour la relecture proposée par Jacques Lacan des mythes, comme celui d'Antigone qu'elle restitue dans Comme un frère. La psychanalyse y apparaît aussi à travers les séances de Diane sur le divan : la récurrence des passages qui voient la jeune femme revenir dans le cabinet d'un "cow-boy lacanien" fait partie des leviers narratifs du livre. Ils enveloppent le roman dans une "chronologie affective", et lui évitent d'être enserré dans un ordre rigide.
Au terme des quatre années passées, en tout, sur Comme un frère, Stéphanie Polack n'est plus sûre que Jacques Fesch ait été "un personnage tellement intéressant", lâche-t-elle dans un éclat de rire. La traque qu'elle lui a livrée pour lerendre à lui-même l'est, elle, sans aucun doute.
Raphaëlle Leyris
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