Société 24/08/2010
Déni de grossesse et infanticide : une ambivalence ?
Par JACQUES DAYAN Psychiatre, docteur en psychologie
De récentes affaires d’infanticide ont attiré l’attention sur le déni de grossesse, alors même qu’il en semble absent. Si le déni représente en effet un risque incontestable d’infanticide, le lien entre les deux événements est plus ténu qu’on le pense généralement : moins de 1% des dénis de grossesse mènerait au passage à l’acte homicide. Quoi qu’il en soit, le déni et l’infanticide, ces deux manifestations extrêmes de femmes qui n’ont pas désiré être mères, s’en sont senties incapables ou ont refusé de l’être, interrogent la société sur le désir d’enfant, les mécanismes psychiques qui y président et les conditions qui les rendent possible.
Le déni de grossesse n’a été reconnu qu’en 1898, en Angleterre par Gould, sous le terme de «grossesse inconsciente». Toutefois, il n’a suscité ensuite pratiquement aucun intérêt ni aucune recherche. Ainsi le Français Ambroise Tardieu, grand médecin légiste qui avait le premier fait reconnaître en Europe la fréquence des violences physiques et sexuelles commises envers les enfants au sein des familles, n’y croyait pas. Il avait pourtant remarqué dès 1874 que parmi les mères infanticides «quelques-unes […] disent ne pas s’[…] être aperçues» de leur grossesse. Contrairement à son collègue britannique qui avait su reconnaître la spécificité du déni, il ne pouvait penser celui-ci autrement que comme un mensonge. Tardieu, légiste, disséquait les corps, non les âmes. C’est avec le développement de la psychanalyse que le terme de déni, approximativement traduit de l’anglais, s’est imposé. Il désigne les mécanismes qui consistent à refouler ou exclure hors de la conscience les représentations déplaisantes ou intolérables.
Le déni de grossesse affecterait tous les milieux sociaux, ne dépendrait ni du niveau culturel ni de l’âge. Dans les dénis «totaux» ou «complets» (dont la prévalence est estimée à une femme sur 1 200 - ou 2 500 selon les études), la femme ne prend conscience de sa maternité que durant les derniers jours de sa grossesse, voire lors des douleurs du travail et parfois seulement une fois l’enfant né. Son corps lui-même s’est généralement, et mystérieusement, peu modifié. La femme enceinte totalement engagée dans le déni emporte souvent dans sa conviction ses proches et parfois le personnel médical. Mis devant le fait accompli de la grossesse ou de la naissance, le conjoint subit un véritable choc. Les réactions de la mère sont variables, mais sidération, fugues et crises anxieuses sont fréquentes.
Refoulement ou clivage ne relèvent ni de la mauvaise foi ni du mensonge qui sont des états de pleine conscience. Entre déni total et dissimulation, des formes diverses d’altérations particulières de la conscience ont été décrites. Dans l’immense majorité des cas, la fonction du déni aura été de protéger l’enfant. L’inconscience de la grossesse aura permis généralement de la conduire jusqu’à son terme alors même que les circonstances étaient défavorables (jeunes filles vivant encore au domicile parental, difficultés de couple, etc.). L’enfant est alors presque toujours en bonne santé et les relations entre mère et enfant, bien que peu étudiées, semblent bonnes après un délai nécessaire à la mise en place des processus d’attachement.
Il est rare que le déni de grossesse mène au crime. Lorsque c’est le cas, après un accouchement habituellement rapide, l’enfant est souvent éliminé dans une sorte de mouvement primordial de confusion, immédiat et brutal, qui prolonge le déni. Cette situation marque l’impasse psychique totale dans laquelle se sont trouvées certaines femmes incapables de penser (comme possible) un enfant. En l’absence de statistiques fiables, une estimation grossière par recoupements situe à un maximum de cinq affaires par an les cas d’infanticides associés au déni de grossesse, soit moins de 10% des cas.
Qui sont les mères qui commettent le geste infanticide ? L’isolement social ou familial, voire l’hostilité de l’environnement, la précarité, un faible niveau culturel, une pensée «magique», ou l’un de ces facteurs, caractérisent encore la majorité des mères infanticides, indépendamment de tout déni. L’enfant ne peut être assumé. La naissance apparaît comme une catastrophe sidérant la pensée et l’action, conduisant à une sorte de préoccupation négative récurrente. Etrangement, ni l’avortement, ni l’abandon légal ne sont des solutions envisagées, même rétrospectivement. Après une grossesse cachée, la mère met fin à la vie de l’enfant soit activement, soit en l’abandonnant, ce qui lui laisse parfois la possibilité d’être retrouvé vivant. La culpabilité est souvent présente, quelquefois intense. En général, les affaires ne concernent qu’un seul enfant, la répétition des infanticides reste exceptionnelle. Des troubles psychiatriques sont présents dans seulement 20 à 30% des cas. Les délires aigus du post-partum ou psychoses puerpérales sont une cause substantielle d’homicide, mais plus tardifs.
En dehors des situations de délire avéré, notre compréhension de l’infanticide a peu avancé depuis la fin du XIXe siècle et les positions théoriques s’articulent aujourd’hui encore autour des trois mêmes orientations : 1) la mère est coupable, c’est un crime ordinaire sauf en cas de pathologie psychiatrique incontestable ; 2) il existe un fonctionnement psychique particulier des mères autour de la naissance qui contribue à réduire leur responsabilité (c’est encore le point de vue du législateur dans de nombreux pays, c’était celui retenu en France avant 1994, et c’est aussi le mien) ; 3) il existe un trouble psychiatrique subtil (raptus psychotique, dissociation, etc.) que l’on doit chercher à mettre en évidence.
Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, remarque les bouleversements psychiques autour de la naissance vécus par les mères «ordinaires normalement dévouées», c’est-à-dire la plupart des mères. Il compare cet état organisé à «un état de repli, ou à une fugue, ou même encore à un trouble plus profond, tel qu’un épisode schizoïde, au cours duquel un aspect de la personnalité prend temporairement le dessus». Cet état psychique, qui serait pathologique en toute autre circonstance, serait selon lui «la condition de l’adaptation sensible et délicate de la mère aux tout premiers besoins du bébé». Il semble concevable que certains crimes maternels résultent de l’absence de cette folie «nécessaire» plus que de son exacerbation. Des impasses dans la filiation, des viols ou de la négligence durant l’enfance sont aussi souvent retrouvés, dont le rôle reste incertain mais laissant la mère désemparée, en dehors même de toute maladie mentale.
C’est depuis le début des années 1970 qu’on enregistre le taux le plus bas d’infanticides, généralement expliqué par la légalisation de l’avortement. La possibilité d’accoucher «sous X» contribue aussi à réduire le taux d’infanticides. Il demeure toutefois aujourd’hui dans les pays économiquement développés un taux incompressible d’infanticides dont les causes sont incomplètement élucidées.
Or, comment juger des crimes qu’on ne comprend pas et qui interrogent la nature du désir maternel et des liens intergénérationnels ? Déni et infanticide témoignent de la complexité du désir d’enfant, du rôle de l’inconscient et de la division du sujet, toujours difficiles à penser et accepter.
La prévention de telles extrémités ne connaît pas de solutions simples. Il s’agit notamment d’une réponse sociétale qui reconnaisse qu’une femme ordinaire puisse refuser ou être incapable d’assurer une maternité sans subir nécessairement l’opprobre de la maladie mentale ou du préjugé. Le développement de la formation en psychiatrie périnatale apparaît un autre point important, permettant au personnel médical et paramédical d’être mieux formé aux indices de la souffrance maternelle. En effet, il n’est pas rare que des mères infanticides ou dans le déni aient manifesté clairement, bien que souvent discrètement, leur souffrance et que celle-ci ait été banalisée, voire ignorée. Il faut aussi souligner l’importance d’une écoute qui fasse la part de l’implicite, notamment dans la formation des psychiatres travaillant dans les services d’obstétrique et de néonatalogie.
Déni de grossesse et infanticide : une ambivalence ?
Par JACQUES DAYAN Psychiatre, docteur en psychologie
De récentes affaires d’infanticide ont attiré l’attention sur le déni de grossesse, alors même qu’il en semble absent. Si le déni représente en effet un risque incontestable d’infanticide, le lien entre les deux événements est plus ténu qu’on le pense généralement : moins de 1% des dénis de grossesse mènerait au passage à l’acte homicide. Quoi qu’il en soit, le déni et l’infanticide, ces deux manifestations extrêmes de femmes qui n’ont pas désiré être mères, s’en sont senties incapables ou ont refusé de l’être, interrogent la société sur le désir d’enfant, les mécanismes psychiques qui y président et les conditions qui les rendent possible.
Le déni de grossesse n’a été reconnu qu’en 1898, en Angleterre par Gould, sous le terme de «grossesse inconsciente». Toutefois, il n’a suscité ensuite pratiquement aucun intérêt ni aucune recherche. Ainsi le Français Ambroise Tardieu, grand médecin légiste qui avait le premier fait reconnaître en Europe la fréquence des violences physiques et sexuelles commises envers les enfants au sein des familles, n’y croyait pas. Il avait pourtant remarqué dès 1874 que parmi les mères infanticides «quelques-unes […] disent ne pas s’[…] être aperçues» de leur grossesse. Contrairement à son collègue britannique qui avait su reconnaître la spécificité du déni, il ne pouvait penser celui-ci autrement que comme un mensonge. Tardieu, légiste, disséquait les corps, non les âmes. C’est avec le développement de la psychanalyse que le terme de déni, approximativement traduit de l’anglais, s’est imposé. Il désigne les mécanismes qui consistent à refouler ou exclure hors de la conscience les représentations déplaisantes ou intolérables.
Le déni de grossesse affecterait tous les milieux sociaux, ne dépendrait ni du niveau culturel ni de l’âge. Dans les dénis «totaux» ou «complets» (dont la prévalence est estimée à une femme sur 1 200 - ou 2 500 selon les études), la femme ne prend conscience de sa maternité que durant les derniers jours de sa grossesse, voire lors des douleurs du travail et parfois seulement une fois l’enfant né. Son corps lui-même s’est généralement, et mystérieusement, peu modifié. La femme enceinte totalement engagée dans le déni emporte souvent dans sa conviction ses proches et parfois le personnel médical. Mis devant le fait accompli de la grossesse ou de la naissance, le conjoint subit un véritable choc. Les réactions de la mère sont variables, mais sidération, fugues et crises anxieuses sont fréquentes.
Refoulement ou clivage ne relèvent ni de la mauvaise foi ni du mensonge qui sont des états de pleine conscience. Entre déni total et dissimulation, des formes diverses d’altérations particulières de la conscience ont été décrites. Dans l’immense majorité des cas, la fonction du déni aura été de protéger l’enfant. L’inconscience de la grossesse aura permis généralement de la conduire jusqu’à son terme alors même que les circonstances étaient défavorables (jeunes filles vivant encore au domicile parental, difficultés de couple, etc.). L’enfant est alors presque toujours en bonne santé et les relations entre mère et enfant, bien que peu étudiées, semblent bonnes après un délai nécessaire à la mise en place des processus d’attachement.
Il est rare que le déni de grossesse mène au crime. Lorsque c’est le cas, après un accouchement habituellement rapide, l’enfant est souvent éliminé dans une sorte de mouvement primordial de confusion, immédiat et brutal, qui prolonge le déni. Cette situation marque l’impasse psychique totale dans laquelle se sont trouvées certaines femmes incapables de penser (comme possible) un enfant. En l’absence de statistiques fiables, une estimation grossière par recoupements situe à un maximum de cinq affaires par an les cas d’infanticides associés au déni de grossesse, soit moins de 10% des cas.
Qui sont les mères qui commettent le geste infanticide ? L’isolement social ou familial, voire l’hostilité de l’environnement, la précarité, un faible niveau culturel, une pensée «magique», ou l’un de ces facteurs, caractérisent encore la majorité des mères infanticides, indépendamment de tout déni. L’enfant ne peut être assumé. La naissance apparaît comme une catastrophe sidérant la pensée et l’action, conduisant à une sorte de préoccupation négative récurrente. Etrangement, ni l’avortement, ni l’abandon légal ne sont des solutions envisagées, même rétrospectivement. Après une grossesse cachée, la mère met fin à la vie de l’enfant soit activement, soit en l’abandonnant, ce qui lui laisse parfois la possibilité d’être retrouvé vivant. La culpabilité est souvent présente, quelquefois intense. En général, les affaires ne concernent qu’un seul enfant, la répétition des infanticides reste exceptionnelle. Des troubles psychiatriques sont présents dans seulement 20 à 30% des cas. Les délires aigus du post-partum ou psychoses puerpérales sont une cause substantielle d’homicide, mais plus tardifs.
En dehors des situations de délire avéré, notre compréhension de l’infanticide a peu avancé depuis la fin du XIXe siècle et les positions théoriques s’articulent aujourd’hui encore autour des trois mêmes orientations : 1) la mère est coupable, c’est un crime ordinaire sauf en cas de pathologie psychiatrique incontestable ; 2) il existe un fonctionnement psychique particulier des mères autour de la naissance qui contribue à réduire leur responsabilité (c’est encore le point de vue du législateur dans de nombreux pays, c’était celui retenu en France avant 1994, et c’est aussi le mien) ; 3) il existe un trouble psychiatrique subtil (raptus psychotique, dissociation, etc.) que l’on doit chercher à mettre en évidence.
Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, remarque les bouleversements psychiques autour de la naissance vécus par les mères «ordinaires normalement dévouées», c’est-à-dire la plupart des mères. Il compare cet état organisé à «un état de repli, ou à une fugue, ou même encore à un trouble plus profond, tel qu’un épisode schizoïde, au cours duquel un aspect de la personnalité prend temporairement le dessus». Cet état psychique, qui serait pathologique en toute autre circonstance, serait selon lui «la condition de l’adaptation sensible et délicate de la mère aux tout premiers besoins du bébé». Il semble concevable que certains crimes maternels résultent de l’absence de cette folie «nécessaire» plus que de son exacerbation. Des impasses dans la filiation, des viols ou de la négligence durant l’enfance sont aussi souvent retrouvés, dont le rôle reste incertain mais laissant la mère désemparée, en dehors même de toute maladie mentale.
C’est depuis le début des années 1970 qu’on enregistre le taux le plus bas d’infanticides, généralement expliqué par la légalisation de l’avortement. La possibilité d’accoucher «sous X» contribue aussi à réduire le taux d’infanticides. Il demeure toutefois aujourd’hui dans les pays économiquement développés un taux incompressible d’infanticides dont les causes sont incomplètement élucidées.
Or, comment juger des crimes qu’on ne comprend pas et qui interrogent la nature du désir maternel et des liens intergénérationnels ? Déni et infanticide témoignent de la complexité du désir d’enfant, du rôle de l’inconscient et de la division du sujet, toujours difficiles à penser et accepter.
La prévention de telles extrémités ne connaît pas de solutions simples. Il s’agit notamment d’une réponse sociétale qui reconnaisse qu’une femme ordinaire puisse refuser ou être incapable d’assurer une maternité sans subir nécessairement l’opprobre de la maladie mentale ou du préjugé. Le développement de la formation en psychiatrie périnatale apparaît un autre point important, permettant au personnel médical et paramédical d’être mieux formé aux indices de la souffrance maternelle. En effet, il n’est pas rare que des mères infanticides ou dans le déni aient manifesté clairement, bien que souvent discrètement, leur souffrance et que celle-ci ait été banalisée, voire ignorée. Il faut aussi souligner l’importance d’une écoute qui fasse la part de l’implicite, notamment dans la formation des psychiatres travaillant dans les services d’obstétrique et de néonatalogie.
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