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vendredi 27 août 2010






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Du cinéma comme illusion, le vidéaste Javier Téllez tire des images schizophrènes. Plongée dans le rêve du somnambule.

D’un médium populaire comme le cinéma, certains artistes contemporains ont tiré une pratique communautaire. En extrayant le film du circuit commercial, ils cherchent à le dégarnir de son apanage cinématographique pour le réintégrer dans le monde réel. On a vu à ce titre se développer la pratique du remake (le tournage d’une nouvelle version d’un film plus ancien) hors du circuit commercial, avec des comédiens amateurs et dans un environnement quotidien. Cette « paupérisation » du remake (1) marque donc un déplacement du cinématographique dans le réel et une invasion du réel dans le cinématographique dans un jeu de vases communiquants. La pratique est courante : parmi d’autres, Remake de Pierre Huyghe (1994-95), la série des Marco de Rainer Oldendorf (depuis 1995), Haunted Houses du récemment palmé Apitchapong Weerasethakul (2001) ou le tournage en cours d’une adaptation de France tour détour deux enfants de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville par Frédéric Moser et Philippe Schwinger (France, détours, depuis 2009). Le vénézuélien Javier Téllez a une approche similaire quoique légèrement excentrée par rapport à ses collègues.

A l’assertion « le cinéma est un rêve éveillé », Téllez pourrait substituer : « le cinéma est le rêve du somnambule ». Dans son travail, l’artiste semble avancer à tâtons, avec une direction bien précise, mais les yeux fermés. Il impulse le mouvement, mais celui-ci est mené et partagé avec l’autre dans une relation de confiance mutuelle. L’artiste est la tête et l’autre le corps. L’exposition Mais que a vida que lui consacre cet été la Fundação Calouste Gulbenkian à Lisbonne, avec l’artiste Vasco Araújo, permet de faire, dans le même espace, l’expérience de quelques-unes de ses installations vidéo.

Né en 1969, Javier Téllez a su se faire une place de choix sur la scène de l’art contemporain, pas véritablement star du marché, mais exposé et collectionné par les lieux et institutions les plus prestigieux (P.S.1 et MoMA à New York, Centre Pompidou à Paris, Tate Modern à Londres, Manifesta 7, ZKM de Karlsruhe…). Dans la veine d’une certaine génération d’artistes émergents dans les années 1990, le cinéma apparaît pour lui comme un fonds culturel d’égale importance à celui de l’histoire de l’art ou de son vécu personnel. Son œuvre se situe ainsi au carrefour de ces trois instances.

“A film about seeing the screen as a blackboard that can always be rewritten.” (2)

Dans sa pratique filmique, le cinéma est à la fois une technique, une référence et un outil. Une technique d’abord puisque les plus récents films de Téllez sont tournés en 16mm avant d’être transférés sur numérique ; une référence thématique pour les sujets et œuvres dont il s’empare et s’inspire ; un outil enfin car le remake ou la citation n’est jamais une fin en soi, seulement une orientation initiale, une partition ou un guide.

Avec Caligari und der Schlafwandler (Caligari and the Sleepwalker) (2008), il rejoue le symbole du cinéma expressionniste allemand : Le Cabinet du Docteur Caligari (1920). Mais l’idée du remake en soi, si elle est à l’origine de l’œuvre, n’en est pas son unique constituant ou but. Le film est réalisé, comme souvent chez l’artiste, en collaboration avec des patients d’un hôpital psychiatrique (la Vivantes Klinic in Neukölln de Berlin), avec qui il développe une nouvelle narration et de nouveaux dialogues. Le choix du film de Robert Wiene n’est pas anodin et résonne à plusieurs niveaux dans l’œuvre. Le Cabinet du Docteur Caligari contient l’une des premières représentations cinématographiques d’un hôpital psychiatrique. Comme lieu de tournage, l’artiste a choisi un autre symbole de l’expressionnisme : la Einsteintower construite par Erich Mendelsohn à Postdam entre 1919 et 1922 sert d’amorce au récit créé par les patients. Enfin l’hypnose est au centre du film de Wiene en tant que thème, mais en contamine aussi la forme. On la retrouve dans Caligari and the Sleepwalker en tant que méthode thérapeutique, autant que dans le dispositif même du cinéma avec la puissance hypnotique des images. Le film est en partie muet. Les intertitres de l’original sont remplacés par des ardoises que portent les personnages et sur lesquelles ils inscrivent leurs paroles. L’histoire ? Lors d’une foire annuelle, le docteur Caligari présente Cesare à la foule, un somnambule venu de Slave Star qu’il se propose de réveiller. A son réveil, le docteur entreprend avec lui une discussion-thérapie durant laquelle il apparaîtra à la fois comme praticien et patient. Le crime du film original est remplacé par la médication.

Dans un noir et blanc très contrasté, Caligari and the Sleepwalker déclenche à la fois fascination et incertitude chez le spectateur qui est sans cesse rejeté de l’image, de la narration qui se construit. Par les intertitres directement intégrés à l’image sur les ardoises d’abord, mais encore par l’interruption du récit naissant par des plans des acteurs-patients dans une salle de cinéma regardant Caligari and the Sleepwalker. Javier Téllez joue de la disjonction entre la personne et le personnage, le réel et le récit, le film et la réalité dans un climat de schizophrénie générale. Ainsi que le dit, ou l’écrit, Cesare : tout Slave Star est un hôpital psychiatrique. Les frontières s’effacent entre l’intérieur et l’extérieur, la réalité et l’imagination. Plus que des patients d’hôpital psychiatrique jouant au docteur et au malade, c’est notre propre capacité à percevoir que vient mettre en doute l’artiste. A l’issue de Caligari and the Sleepwalker, les faits tangibles s’échappent. On n’a pas vu Le Cabinet du Docteur Caligari, mais on n’a pas seulement observé Caligari and the Sleepwalker. Javier Téllez lance des pistes : le patient est l’acteur, le patient est le regardeur. Il nous tend des perches immenses : et si le patient, c’était en partie nous ? Incapable de distinguer la réalité de l’illusion, sortant de l’espace de projection, on saisit peut-être mieux pourquoi celui-ci est entièrement recouvert d’ardoises. Manière de relier le film et l’espace d’exposition, l’artiste dispersant quelques craies à disposition du spectateur pour que lui aussi vienne inscrire sa parole dans l’œuvre. Parmi les messages de vacanciers, on a pu lire le jour de notre visite un bien choisi et éphémère « story of an illusion ».

« Not a therapeutic practice to cure the insane but rather one to cure the sane of their lucidity. » (3)

Javier Téllez jette un pont entre le patient et le film, l’hôpital et le musée, la thérapie et la création. Dans La Passion de Jeanne d’Arc (Rozelle Hospital Sidney) en 2004, il demande à douze patientes d’un hôpital australien de réécrire les dialogues du film de Carl Th. Dreyer. Dans l’installation, derrière un simili rideau de théâtre constitué des draps de l’institution psychiatrique, un écran présente le film de 1928 dans lequel sont intercalés des plans des patientes venant inscrire les nouveaux dialogues sur un tableau noir, tandis que face à lui un autre écran les montre narrant leur expérience d’internement. Le film apparaît comme un container pour de multiples narrations possibles. Les images ne racontent pas une histoire, mais viennent recueillir autant de récits personnels. Le récit raconte l’image. Ici celle de JDA, internée car elle croit être Jeanne d’Arc, victime de puissantes visions et hallucinations. Devant les menaces d’un collège de médecins, elle tient bon et refuse de signer une décharge pour un traitement à l’essai. Sur l’autre écran, une patiente lit le journal de ses séances d’électrochoc, une autre fait un spectacle de marionnette ventriloque reproduisant le langage des professionnels de psychiatrie, une autre évoquant ses connaissances du code Morse se met subitement à chanter son refus des règles… Le choix du film de Dreyer est évidemment un prétexte pour évoquer la situation des patientes et le thème de la démence, donner la parole aux marginalisés et combattre les clichés sur les maladies mentales : soigner le spectateur de présupposés faux, plutôt que les patients de leurs troubles (4). Mais le prétexte n’est jamais la finalité.

Engageant l’acteur dans le processus de création, l’artiste vient aussi questionner la médiatisation de l’image. L’acteur fait face au patient à l’intérieur de l’image (Caligari and the Sleepwalker) ou dans l’espace d’exposition (La Passion de Jeanne d’Arc). Il regarde une image de lui qui ne lui appartient plus, devient spectateur de son propre corps. Image schizophrène s’il en est qui vient interroger notre croyance, notre confiance naturelle en elle. Si le film de fiction comporte nécessairement une part de documentaire en lui (l’enregistrement d’un inévitable ici et maintenant impossible à réactiver), le documentaire dévie lui-aussi vers la fiction. Le patient-acteur se met en scène, offre son image à la caméra et se fait spectacle en contrepartie. Les images de Javier Téllez se replient sur elles-mêmes. Impossibles à départager, elles ne sont plus ni film scientifique, ni témoignage, encore moins art-thérapie, ni pure fiction ou acte gratuit. Elles nous rejettent, rendent impossible une fusion en elle, une identification hypnotique au film et son histoire. Constamment entre deux positions, entre deux espaces, c’est paradoxalement en nous repoussant que Téllez nous inclut de manière active dans l’œuvre, nous conservant dans une instabilité de tous les instants, empêchant la fusion dans l’œuvre par la rupture, mais maintenant notre fascination sur le statut de l’image.

L’artiste définitivement n’est pas là pour soigner les malades, mais nous a bien guéris de notre lucidité. A tel point que l’on est prêt à tomber dans tous les pièges à l’instar de celui instauré par l’une de ses récentes installations, O Rinoceronte de Dürer (2010), dans laquelle il adapte la célèbre blague du flâneur près de l’hôpital psychiatrique qu’il aime à citer. Un promeneur voit un trou dans le mur d’un hôpital psychiatrique, s’approche et entend quelqu’un répéter : « Cent, cent, cent… ». Le passant jette un coup d’œil à travers le trou et le fou le pique avec une aiguille, se mettant à compter : « Cent-un, cent-un, cent-un… » La salle de projection est close par une porte dans laquelle se découpe un petit œilleton vitré. Ne reste plus au visiteur qu’à tomber dans le piège de ce film tourné dans le panoptique de l’Hôpital Miguel de Bombarda à Lisbonne avec les patients. Javier Téllez mêle la fonction de surveillance de l’architecture à la forme même du film : la caméra se déplace en un lent travelling latéral de cellule en cellule, de chambre en chambre dont chaque porte est ornée d’un œilleton. Une station dans chaque chambre permet d’en découvrir l’habitant et son occupation : qui fume, qui possède une cage à oiseau, qui coud… L’ensemble entrecoupé de mystérieuses images des patients tirant un rhinocéros naturalisé, lointain écho de celui envoyé par le roi Dom Manuel I au pape en 1513, animal jamais vu en Europe depuis l’Antiquité, qui périt dans un naufrage avant d’arriver à destination et fut immortalisé par une gravure de Dürer. L’artiste multiplie les références : à l’histoire carcérale (5), à la psychiatrie, à l’histoire de l’art, à la puissance politique et économique portugaise d’antan, de même qu’aux réflexions de Michel Foucault qui décrit dans Surveiller et punir le panoptique comme modèle d’une société disciplinaire... (6) Si ce sont des patients que l’artiste montre à l’écran, il n’en sont pas moins le reflet de la communauté, l’hôpital comme microcosme social, lieu d’une exposition humaine qui s’apparente ainsi à son contre-champ, ce monde des gens « sains ».

Auteur d’un cinéma d’une expérience en cours, Javier Téllez ne se donne pas comme un thérapeute, mais plus comme un chef d’orchestre qui dirige une partition écrite en commun avec chacune des petites voix qui constituent au final un orchestre d’hallucinations mentales. Ni tout à fait dedans, ni vraiment hors-champ, le spectateur vacille. Légèrement en retrait, l’artiste observe patients et spectateurs s’échanger leurs costumes. « Ce que nous y trouvons [dans l’œuvre, ndlr], c’est la création non préparée d’une situation performative contrôlée où les limites de la réalité et du théâtre sont dissoutes à travers la catharsis, des rituels collectifs, l’implication active du spectateur et le carnavalesque » (7). Il nous regarde nous débattre pour trouver une place dans ses images auxquelles nous appartenons inévitablement. Et il compte les points. « Cent-deux, cent-deux, cent-deux… »

(1) Jean-Pierre Rehm parle de paupérisation de la référence cinématographique chez Douglas Gordon, Pierre Huyghe, Rainer Oldendorf et Philippe Parenno dans "Passe", in Rainer Oldendorf, Reims : Collège/FRAC Champagne-Ardenne,1998, non paginé.
(2) “Un film pour voir l’écran comme un tableau noir sur lequel on peut réécrire à l’infini.", "Javier Téllez by Pedro Reyes" in BOMB 110/Winter 2010.
(3) “Non pas une pratique thérapeutique pour soigner les fous, mais plutôt pour soigner les sains d’esprit de leur lucidité.", Idem.
(4) Ainsi que l’écrit Trinie Dalton dans son texte sur l’artiste pour 2008 Whitney Biennal au Whitney Museum of American Art de New York.
(5) Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginé par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle. De forme circulaire ou polygonale, il permet muni de surveiller toutes les cellules depuis une tour centrale, sans que les détenus ne se sachent surveillés.
(6) Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris : Gallimard, 1975.
(7) "What we find in these is the unscripted creation of controlled performative situation where the limits of reality and theater are dissolved through catharsis, collective rituals, the spectator’s active involvement and the carnavalesque.”, in BOMB 110/Winter 2010, op.cit.


Mais que a vida.Vasco Araújo e Javier Téllez, Fundação Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Portugal, jusqu’au 5 septembre 2010
Vasco Araújo e Javier Téllez : Mais que a vida, MARCO, Vigo, Espagne, du 17 septembre 2010 au 9 février 2011

Javier Téllez à la Galerie Peter Kilchmann (Zürich)

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