La violence à huis clos
Le docteur Cyrille Canetti s'est remis à fumer lors du huis clos forcé du mercredi 7 avril avec Francis Dorffer. Pas pour évacuer sa peur, seulement pour tuer le temps, qui risquait d'être long. "Si Francis Dorffer avait été fou, je l'aurais fait hospitaliser d'office mais ce n'était pas le cas, et le monstre décrit par les médias n'est pas l'homme que j'avais face à moi", affirme le psychiatre âgé de 45 ans.
Le médecin et le détenu de 26 ans se sont vus une quinzaine de fois, parfois jusqu'à trois quarts d'heure. Ces séances d'accompagnement psychothérapeutique n'étaient pas programmées car Francis Dorffer craignait d'être déçu. "Venez plutôt quand vous pouvez, avait-il demandé, parce que si vous n'êtes pas au rendez-vous fixé, je ne saurai pas le gérer." Lors d'une des consultations, le médecin avait pris place sur le tabouret, le patient sur la chaise. "Parce que moi, j'ai des chaises", explique le docteur, qui prône "le respect dedans comme dehors".Les deux hommes avaient appris à se connaître depuis leur première rencontre, le 23 novembre 2009. Francis Dorffer venait d'être transféré dans la capitale et Cyrille Canetti avais pris la tête du service de psychiatrie de la maison d'arrêt de la Santé quatre mois plus tôt, après avoir exercé deux ans et demi dans celle de Fresnes puis dix ans à Fleury-Mérogis.
La prise d'otage a eu lieu à la fin d'un des tête-à-tête. M. Dorffer a confié au médecin qu'il était mû par "le même désespoir que ces employés qui retiennent leur patron", mais il savait qu'il passerait "forcément pour un être extrêmement dangereux". Cinq heures plus tard, au terme d'une négociation menée par l'antigang, le détenu et son otage se sont serré la main. Francis Dorffer a remis au médecin son "arme" : une écharde géante. "Il m'a demandé si je lui en voulais, dit le docteur Canetti. Ce serait le cas si je devais désormais aller travailler avec la peur au ventre mais j'ai trop confiance dans ma façon d'envisager l'être humain pour cela."
Le psychiatre se défend d'être victime du syndrome de Stockholm, ce sentiment d'empathie développé par les otages envers leur kidnappeur. "La réalité de Francis Dorffer, c'est simplement qu'il ne connaissait pas son fils et que sa compagne devait voyager des centaines de kilomètres pour trois quarts d'heure de parloir", décrypte-t-il.
"Préserver l'espoir"
Ce que ce médecin vit au quotidien en prison lui rappelle une huile sur toile de Goya très noire intitulée Saturne dévorant un de ses enfants. "C'est la société éliminant ses exclus", dit-il. "Les détenus sont des nôtres et vont revenir parmi nous, rappelle le docteur Canetti. Pour ne pas les transformer en bêtes sauvages, il faut préserver l'espoir et le lien avec l'extérieur, leur proposer autre chose que la violence pour se faire entendre."
Dans ce cadre, il insiste sur la nécessité d'"une prise en charge humaine et globale de chaque personne condamnée à une longue peine". "A la Santé, assure-t-il, parce que la directrice est une femme remarquable, les services médicaux et pénitentiaires travaillent en bonne intelligence." Pour lui, "qu'on y travaille ou qu'on y vive, la prison est une machine à broyer de l'humain". Il rêve que les surveillants soient "reconnus comme les agents des autres administrations, qu'ils distribuent, eux aussi, des calendriers en fin d'année".
Récemment, Cyrille Canetti, qui ne pouvait honorer une consultation, a fait parvenir un mot d'excuse à chacun de ses détenus-patients : "On m'a remercié d'avoir prévenu, s'étonne-t-il. Or, c'est juste normal. Travailler avec une population captive ne signifie pas qu'on peut en disposer."
Patricia Jolly
Article paru dans l'édition du 14.04.10.
Enquête
La violence à huis clos
C'est autour du berceau d'un garçonnet de 13 semaines que le drame s'est noué. Parce qu'il voulait faire connaissance avec ce nouveau-né, dont il pense être le père, Francis Dorffer, numéro d'écrou 29 826, a pris en otage durant cinq heures le docteur Cyrille Canetti, psychiatre à la maison d'arrêt de la Santé à Paris, mercredi 7 avril. Il l'a relâché sain et sauf, sans violence.
Âgé de 26 ans, Francis Dorffer purge une peine de 30 ans de prison pour le meurtre d'un codétenu en 2003. La magistrate qui lui a refusé cette permission souhaitait s'assurer que le jeune homme - qui vit en détention depuis ses 16 ans - était bien le père de l'enfant.
Francis Dorffer rêve forcément pour son fils d'une existence plus enviable que la sienne. En novembre 2000, à Metz, il a été condamné à 6 ans d'emprisonnement pour "vol avec violence" et "viol" : une fellation imposée à un adolescent qui vivait comme lui en foyer. Fils d'une mère débordée et d'un père chauffeur de bus souvent absent, Francis Dorffer y avait été placé dès l'âge de 12 ans, lorsque sa soeur aînée est morte d'une overdose. S'il a reconnu un besoin d'argent et les faits de viol, il en a toujours minimisé la portée. "C'était plus pour m'imposer, avait-il expliqué à l'expert psychiatre, se défendant de toute tendance homosexuelle. A ce moment-là, je n'avais plus d'interdit : je me disais, c'est rien, je croyais que je pouvais tout faire. C'était plus pour impressionner. J'ai pas d'attirance pour les garçons."
D'abord incarcéré à Metz, le mineur, qui n'a jamais accepté le statut de "pointeur" - ces délinquants sexuels honnis des autres détenus -, a souvent été transféré pour raisons disciplinaires. "Pour décompresser un peu", comme il disait, il passait souvent par le service médicopsychiatrique régional (SMPR). Anxiolytiques et marijuana l'aidant à supporter la détention. Las de ses insultes et bagarres, les directeurs de maisons d'arrêt n'ont cessé de se l'expédier comme un colis encombrant. La tension a augmenté quand, devenu majeur, Francis Dorffer s'est trouvé confronté à la surpopulation carcérale, contraint à partager son espace vital, tandis que les mineurs sont placés en cellule individuelle.
Il a tué un codétenu en septembre 2003 : un meurtre dont la presse a retenu qu'il tenait à un différend à propos d'un programme télévisé. Francis Dorffer n'avait cessé de signifier, y compris à la direction de la prison, son aversion pour ce voisin : un Guyanais de 19 ans, presque au terme de sa peine, auquel il reprochait son manque d'hygiène et son côté pique-assiette. "Il mangeait tout ce que j'achetais, s'est plaint M. Dorffer aux enquêteurs après son crime. Je lui disais de m'en laisser mais il faisait comme il voulait et il ne nettoyait jamais rien."
Francis Dorffer a raconté comment, un dimanche soir, jour de diffusion de "Capital", émission de M6 pour laquelle il se passionnait, son codétenu l'avait traité de con, lui qui "payait la télé", en lui intimant de changer de chaîne. Durant une partie de la nuit, Francis Dorffer, hors de lui, lui a alors asséné un déluge de coups, l'a ligoté à une chaise, bâillonné et étranglé. "Il disait qu'il allait me faire du vaudou", a-t-il expliqué pour justifier son acharnement sur le cadavre à coups de fourchette dans la gorge. Dans son esprit, mourir impliquait de saigner, or la victime, déjà morte, ne saignait pas...
Une surveillante a découvert la scène macabre vers 7 heures le lendemain matin. "Je regrette, si je peux me permettre de dire ça", avait bredouillé le meurtrier à la fin de son audition.
"Francis Dorffer, dont la vie se résumait à la détention, n'a cessé de tenter de faire valoir son droit à l'encellulement individuel, plaide son avocat de toujours, Me Thomas Hellenbrand. Si celui-ci avait été respecté, comme la loi le prévoit, il n'y aurait jamais eu de meurtre."
Mais Francis Dorffer a commis l'irréparable et depuis, il "baluchonne", comme disent les détenus, d'un quartier d'isolement à l'autre dans les prisons du Grand Est. A Nancy, en novembre 2006, quelques jours avant son procès en appel pour le meurtre, il a brandi un morceau de plastique aiguisé sous le nez d'une psychiatre à la fin d'un entretien, exigeant de la direction un transfert pour se rapprocher des siens, qui ne veulent plus de lui depuis longtemps : une première prise d'otage qui a duré une heure trente. Son voeu exaucé, il a déposé les armes et s'est allongé au sol docilement pour être menotté. La psychiatre n'a pas porté plainte. "Son geste n'avait rien de personnel, a-t-elle expliqué à la police. A plusieurs reprises, il s'est excusé pour les faits qu'il me faisait endurer et s'est inquiété de mon état psychologique. Il ne souhaitait en aucun cas me blesser, il cherchait simplement à faire pression sur la direction pour être transféré au plus vite."
En novembre 2009, Francis Dorffer a récidivé à la maison centrale de Clairvaux (Aube), retenant cette fois un surveillant. Il voulait voir sa fiancée : la soeur d'un ancien codétenu qui l'a convaincu de se convertir à l'islam et avec laquelle il a commencé une correspondance puis une relation amoureuse à travers les barreaux. Au parloir, durant l'un de ces tête-à-tête qui font détourner le regard aux surveillants, ils ont conçu un bébé à la sauvette.
Fin 2008, la jeune femme s'est installée à Ensisheim (Haut-Rhin), dans un appartement situé à deux pas de la lourde huisserie de la maison centrale réservée aux "longues peines". Dans l'espoir que Francis Dorffer y pose son sac. A part elle et leur fils nouveau-né, il n'y a plus personne autour du jeune homme, affirme Me Thomas Hellenbrand. Selon lui, son client "réagit contre la "pénitentiaire" qui l'a élevé comme un ado révolté contre sa mère, et ça se traduit par des crises graves".
"Vous savez que je ne suis pas violent ou même méchant, lui a écrit Francis Dorffer en novembre 2009, juste après l'incident de Clairvaux. L'éloignement de ma femme m'a fait péter les plombs. Prenez soin de vous et bon courage." Mi-février, Dorffer lui a annoncé sa décision d'écrire un roman autobiographique. "Il s'agit pour moi de faire entendre que la prison est un conditionnement à la violence et aux actes désespérés et je vais y mettre toute mon intelligence", disait le détenu dans une missive à son conseil, auquel il promettait d'adresser l'ouvrage "par morceaux". Mis en examen pour "séquestration avec prise d'otage" sur le docteur Canetti, Francis Dorffer risque désormais la réclusion criminelle à perpétuité.
Patricia Jolly
Article paru dans l'édition du 14.04.10
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