"L'âge de l'angoisse" a beaucoup d'avenir...
Éditeur : Basic Books
320 pages / 19 €
Résumé : Andrea Tone ne livre pas seulement une histoire exemplaire des tranquillisants. Elle ruine bien des clichés moraux et des facilités épistémologiques qui paralysent l'analyse historique rigoureuse de nos rapports si ambigus aux psychotropes. Un chef-d'oeuvre.
Pierre-Henri CASTEL
http://www.nonfiction.fr/article-2746-nonfiction.htm
Andrea Tone, qui enseigne l'histoire sociale de la médecine à l'université McGill, était bien connue pour son essai de 2001 sur la pilule contraceptive, Devices and Desires. Gageons que son dernier livre rencontrera le même succès. Il conte la tumultueuse histoire d'amour et de désamour de l'Amérique pour les tranquillisants, du tout premier, aujourd'hui bien oublié, le Miltown, jusqu'à la vague (funeste?) des benzodiazépines, et pour finir, à l'usage si problématique des anti-dépresseurs de dernière génération comme anxiolytiques.
Il gagne surtout à être mis en regard du travail de Christopher Lane sur la médicalisation des émotions, parce qu'il démontre que tout ce qu'on doit reprocher à Lane était parfaitement évitable, et qu'entre l'essai hypercritique, séduisant mais pour finir vain, et le travail minutieux de l'historien, surtout quand il a la chance extraordinaire de tomber sur une archive exceptionnelle, le public peut d'emblée percevoir la différence. Le grain des phénomènes sociaux est plus fin, les tensions qui les traversent plus dialectiques, plus paradoxales, la grande histoire pénètre la petite dans des détails inattendus. Nous sommes enfin délivrés des grands récits passe-partout dont se nourrit l'essayisme actuel en matière de santé mentale (le Triomphe Mercantile de l'Industrie Pharmaceutique comme infrastructure, la Haine de la Psychanalyse comme superstructure, l'Intellectuel Dénonciateur en Héros Moderne, etc.) qui ont découragé les études empiriques, ou pire encore, réduit les faits à des illustrations banales pour des théories préexistantes. Il n'est tout simplement pas vrai que si "ça a marché", c'est que "ça devait marcher". Andrea Tone nous met au contraire sous les yeux des pharmacologues assez peu fiers de leurs découvertes, et plutôt malhabiles à en tirer pour eux-mêmes profit, des industriels surpris de découvrir une clientèle aussi réceptive, et des gens ordinaires, aux soucis fort éloignés de la critique sociale, se transformer en menaces majeures pour les lobbies pharmaceutiques, bref, des surprises, des contre-pouvoirs, des moments de vraie science et même d'éthique et de haute responsabilité politique illuminant la montée progressive de la corruption douce des milieux médicaux, les surprenantes lacunes du droit, et l'aveuglement de tous devant des modifications si profondes de nos affects collectifs, qu'il faut des dizaines d'années de recul pour en saisir les contours.
Pourquoi en effet l'angoisse fait-elle problème? Pourquoi chaque époque, au moins depuis qu'on parle de Modernité, autrement dit depuis la fin du 17ème siècle, s'est-elle à un titre ou un autre vécue comme "l'âge de l'angoisse" (Auden en a frappé la formule en anglais et Andrea Tone le cite explicitement)? Parce que l'angoisse est à la fois une émotion pénible, et un sentiment dont nous ne cherchons pas tant que cela à nous sentir entièrement ni définitivement délivrés. Modalité affective exemplaire de la solitude de l'individu, c'est en même temps celle qu'il éprouve les plus grandes jouissances à surpasser; effet cruel de la vie morale qu'il mène sans l'avoir choisie. C'est aussi la preuve qu'il en a une, et qu'il n'est pas tout à fait abruti comme sujet par l'existence qu'on lui fait mener; porte ouverte sur le pire, jusqu'au suicide, c'est enfin l'aiguillon des grandes décisions et des ruptures. Bref, elle fait de l'affirmation de soi une condition douloureuse et de l'estime de soi une conquête chèrement acquise.
Si ce sont là des propriétés "conceptuelles" de l'angoisse, elles se distribuent ensuite, selon les époques et les milieux, dans des attitudes variées et souvent contradictoires. De façon trop cursive, malheureusement, Andrea Tone consacre ainsi un premier chapitre à une histoire de l'angoisse américaine. Il n'est pas difficile d’en retrouver l'origine dans les idéaux puritains, qui, jusque dans les années 1960, et sans doute encore au-delà, constituaient le socle des engagements personnels d'une partie considérable de la vaste classe moyenne et de l’élite. L’Amérique, c'est aussi le premier continent de la "neurasthénie" (le terme y fut forgé par Beard à la fin du 19ème siècle), cette pathologie protéiforme où il est si facile de "reconnaître" notre dépression, ou nos troubles anxieux, mais à laquelle on en comprend rien si on n'examine pas le rôle qu'elle pouvait jouer dans la vie morale et sociale des hommes d’avant le premier conflit mondial. D'entrée de jeu, Andrea Tone situe les drogues contre l'angoisse dans un contexte où ce qu'elles éclairent, ce sont d’abord les transformations des sentiments moraux. Elles ne puisent leur pouvoir, leur valeur marchande, et leur efficacité thérapeutique, que des réponses qu'elles offrent à des questions qui sont, de part en part, sociales et culturelles, politiquement mouvantes et moralement chargées. Car on ne soigne personne sinon de ce qui alimente une plainte collectivement admise comme légitime. Et l'on traite comme un poison tout ce qui altère des affects jugés, du moins jusqu’à un certain degré, indispensables à l’existence humaine normale. L'anglais des notices de médicaments reflète très tôt ces ambiguïtés. "Tension" n'est pas toujours "anxiety". "Tension" connote une valeur, et notamment virile, celle de l' "achiever", l'homme en route vers le succès, cette figure paradigmatique de la prospérité américaine. Ni trop, ni trop peu d’angoisse: voilà tout l'enjeu.
L'histoire moderne des anxiolytiques débute vers 1903 avec les barbituriques, et leur chef de file, le Véronal©. On mesure mal, aujourd'hui, à quel point ces substances, tenues de nos jours en si grande suspicion, bénéficiaient d'une aura d'efficacité et de sûreté. Ils remplaçaient en effet les dangereuses préparations sédatives au bromure de potassium, à quoi la pharmacopée destinée aux "malades des nerfs" s'était réduite pendant presque cinquante ans. Andrea Tone explique que le succès des barbituriques tenait notamment au fait qu'il était facile de les décliner en laboratoire en substances proches et cependant distinctes, ce qui permettait une brevetabilité fondée à l'époque, chez les Allemands, non sur la molécule, mais sur son mode de fabrication. Il n'a bien évidemment pas fallu attendre la jeunesse post-moderne dont les moralistes se lamentent pour que prolifèrent leurs usages récréatifs. "Goofballs" et autres cocktails épicés des années 1920 à 1950, dont on regrette qu'Andrea Tone ne livre pas toutes les recettes, feraient pâlir nos fêtes les plus débridées. Mais c’est la seconde guerre mondiale qui va voir exploser leur consommation, comme la drogue du soldat, employée autant pour soulager la douleur physique et les traumatismes des blessés que pour gérer l’angoisse des combattants. A la fin de la guerre, tout un marché illicite se développe, qui atteste des effets à long terme de cette intoxication collective. Or, la banalisation des barbituriques rencontra aussi, premier paradoxe, un allié inattendu : la psychanalyse. En effet, loin de contrevenir aux cures par la parole, les barbituriques (tels le penthotal, le fameux "sérum de vérité") furent utilisés pour la faciliter. Andrea Tone ne dit pas grand-chose de ce que fut alors la vogue incroyable de la "narco-analyse", psychanalyse rapide et efficace, car surmontant d’un coup le refoulement. Elle reste cependant un maillon essentiel dans la naissance d’un appétit de brièveté et d’efficacité thérapeutique, qui devait si rapidement faire basculer les demandes ordinaires des gens, de la cure freudienne avec un appoint chimique, à celle de la cure chimique avec complément psychologique.
Le méprobamate, principe actif du Miltown©, et qu’on trouve encore commercialisé par Wyeth sous le nom d’Equanil©, allait à cet égard marquer l’histoire et de la psychopharmacologie, et de la culture. Plus exactement, et c’est toute la force du livre d’Andrea Tone, grâce au Miltown©, nous comprenons pourquoi l’histoire de la culture et de la société individualiste devait à partir des années 1950 se trouver inéluctablement liée à celle de la psychopharmacologie.
Car, règle d’or de tous les anxiolytiques successivement commercialisés, et capitalisant sur la toxicité « finalement reconnue » de leurs prédécesseurs, le méprobamate se présentait d’abord comme absolument non toxique et non-addictif. On en frémit après coup… Mais à soi seul, cela ne pouvait suffire à son formidable succès. Il faut aussi tenir compte du contexte de la guerre froide commençante. La peur de l’apocalypse nucléaire, la menace soviétique, étaient en effet incorporées au quotidien des familles, aux exercices imposés aux écoliers, au point que la trousse de secours de la parfaite ménagère sous abri atomique se devait de contenir une centaines de comprimés de "tranks" ! Enfin, Andrea Tone note avec finesse que les "tranks" sont les premiers médicaments pour gens "normaux", car il est normal d’être angoissé, et que les gens "normaux" n’ont besoin, eux, que d’une aide "temporaire" . C’est là un formidable vecteur de diffusion, mais aussi, qu’on y prenne garde, le germe d’une future réaction potentielle violemment négative aux anxiolytiques. Car les gens "normaux", eux, ne veulent pas être des "drogués", ni dépendre en rien des médicaments, comme les "malades". D’ailleurs, ce n’est pas le psychiatre qui leur aura prescrit un anxiolytique, mais le généraliste, et comme un petit coup de pouce ("Mother’s little helpers", chanteront plus tard les Rolling Stones, sur un ton sinistre ) ; pas comme un vrai traitement pour une maladie mentale !
On voit là combien les thèses bien grossières qui font des masses innocentes les victimes de l’avidité manipulatrice des marchands de médicaments sont incapables de tenir compte de ce que Gerald Klerman a appelé, dans les année 1970, le "calvinisme pharmacologique" des Américains. On doit pouvoir se passer de psychotropes, quand on est "normal", et, en même temps, ceux qui en ont vraiment besoin, même ponctuellement, doivent pouvoir en consommer et en réguler eux-mêmes l’usage, en mettant leur liberté et leur autonomie à l’abri des pièges addictifs des molécules. Tout cela n’est pas aisé à comprendre pour un lecteur français. Nous imaginons les Américains gavés d’anxiolytiques, forgeant des pathologies imaginaires, comme la phobie sociale, le trouble panique, le SAD (Social Anxiety Disorder) pour pathologiser à des fins mercantiles des émotions innocentes. Toute l’argumentation de Lane repose là-dessus. Mais il n’en est rien : c’est nous, Français, qui étonnons les Américains. Nous consommons, à leurs yeux, des quantités effarantes de Xanax© (Alprazolam), la drogue même qui dans les années 1980 a remplacé le Valium© avant de déclencher une vague de méfiance et de rejet sans précédent. Ils s’étonnent même que cela ne nous pose pas de problème majeur de santé publique . C’est que nos formes d’appropriation collective des émotions et notamment de l’angoisse, la façon sans doute dont nous privatisons certaines difficultés psychologiques, est entièrement étrangère à la problématique post-puritaine du "calvinisme pharmacologique" américain. C’est d’ailleurs une question formidable, et fort empirique, à poser aux sociologues de la santé mentale : comment consommons-nous, en France, les psychotropes ? Quel genre de "droit" nous reconnaissons-nous d’en prendre, et quel "devoir" de les arrêter ? La réception du livre de Lane en France n’en semble que plus étrange : un peu comme si le phénomène culturel si particulier dont il est l’émanation exemplaire, la méfiance traditionnelle et typiquement américaine pour tout ce qui empêche le Self de prendre le contrôle de ses propres émotions, pouvait se transposer tel quel en France. Il aura suffi, et la chose est là encore exemplaire, de faire comme si Lane défendait la psychanalyse pour que le malentendu soit consommé, et que la critique sociale à la française "se reconnaisse" dans des thèses qui n’ont que fort de peu de prémisses morales et anthropologiques communes. Décidément, la globalisation des marchés et des mœurs ne rend que plus sensibles les appropriations locales et les distorsions multiples de tendances universelles. On devrait parler non de globalisation, mais de « glocalisation ». L’Amérique de Ralph Nader et des grands combats des consommateurs contre les lobbies, la culture individualiste de l’empowerment et des associations de patients, la virulence du combat féministe pour la santé des femmes (première cible des anxiolytiques de la seconde génération, les benzodiazépines), tout cela donne une couleur absolument spécifique au rapport puritain et post-puritain à l’angoisse. Nous ne savons pas si bien, en France, ce qui en serait la contrepartie, encore que, par exemple, les rapports entre patients et généralistes soit depuis longtemps un des lieux bien connus où se négocient nos spécificités à cet égard… De fait, Andrea Tone cite avec précision ces documents fascinants de Roche, où prescrire des tranquillisants aide à lutter contre la peur du chômage, dans un ordre économique qu’il n’est pas question de contester . Mais elle montre également comment émergea aux Etats-Unis l’idée d’un besoin "collectif" de médicaments psychotropes, besoin qui serait, de façon anti-individualiste, l’objet d’un souci public.
Un des charmes de ce livre, c’est ensuite comment il double l’histoire scientifique et aussi capitalistique des anxiolytiques d’une histoire culturelle de leurs appropriations populaires. Rien ne dément mieux la thèse de la manipulation unilatérale des foules par les forces démoniaques du marketing scientifique, que cette phrase de Henry Hoyt, le petit chanceux qui osa se risquer dans la vente industrielle du méprobamate, et qui lança sans s’en douter le premier block-buster de toute l’industrie pharmaceutique moderne, le Miltown© : "Laissez-moi vous dire : quand on a affaire à absolument tout le monde, on a affaire à la Grande Inconnue" . Mais c’est qu’il dut faire face à des enquêtes serrées, pour expliquer pourquoi, sans leur avoir jamais fourni d’échantillons, les vedettes de la radio et de la télévision, le Tout-Hollywood, les pharmaciens débordés sous l’afflux des commandes comme les patrons de bars chic vantaient sans relâche son produit-miracle. Autre époque : on lira avec curiosité l’ahurissant mélange que se faisait prescrire Kennedy à la Maison Blanche . Bref : nous ne sommes sûrement pas passifs dans nos relations aux drogues, et seul un regard vraiment anthropologique, qui décèle les enjeux spociaux généraux, peut rendre compte de ce que nous vouons au succès ou à l’échec, et pourquoi, en fait de médicaments.
Andrea Tone poursuit l’aventure du Miltown© avec celle du Librium©, premier de la série des benzodiazépines, censées surmonter les effets secondaires redoutables du méprobamate. A Frank Berger succède sous son amical scalpel Leo Sternbach. Que voilà des carrières scientifiques joliment racontées ! Ces savants chassés d’Europe vous savez pourquoi, emportés pour finir dans un vertigineux tourbillon de dollars, artistes du tube à essai bénis de coups de chances incroyables, peu intéressés au demeurant par l’argent et plutôt des artisans que des universitaires, renvoient de ce que pouvait être la vie d’un chercheur de laboratoire privé dans les années 1950 et 1960 une séduisante image.
Mais c’est encore une fois l’aspect véritablement social des benzodiazépines qui retiendra le lecteur : ce furent les premiers médicaments explicitement conçus avec pour cible non les besoins sociaux traduits en termes de souffrances émotionnelles, mais le cerveau. C’est grâce à ces drogues anti-angoisse modernes, montre Andrea Tone, que le vécu subjectif de la "névrose d’angoisse", ce monolithe sans faille hérité de Freud et de la psychanalyse, fut tout simplement dépecé en autant de sous-entités morbides qu’il y avait de psychotropes sur le marché pour les "guérir" . Le trouble panique, l’anxiété généralisée, les troubles de l’anxiété sociale, jusqu’aux phobies et aux obsessions, dans le sillage du développement des neurosciences, se mirent à apparaître comme des dysfonctionnements spécifiques des neuromédiateurs, et donc comme autant de cibles potentielles pour des molécules distinctes, correspondant à un marché segmenté pour autant de nouveaux psychotropes. Finie, l’ère du simple "tranquillisant". Car désormais, nous avons de l’angoisse à nous faire pour l’angoisse que nous éprouvons : de quel type est-elle au juste ? Cela, seuls pourront le dire la génétique, la psychométrie, les taxinomies tentaculaires des DSM successifs, les techniques cognitives et comportementales applicables ou pas, en somme, seuls les neurobiologistes ou les statisticiens. Cette biologisation de l’angoisse a donné lieu, très en amont, à la situation qui rend si perplexes les spécialistes en santé mentale : on critique de plus en plus les benzodiazépines, ou les anti-dépresseurs de dernières génération (comme le Prozac©) qui ont pris ensuite leur relève, mais on en consomme de plus en plus ; on s’alarme de cette consommation, mais on s’alarme au moins autant du sous-diagnostic des troubles anxieux "véritables" ; et l’on tourne en rond dans une surenchère qui peut en quelques semaines à peine diaboliser un produit jusque là porté aux nues, ou susciter l’espoir fou d’une panacée d’un jour, qu’il faudra ensuite et bien péniblement recycler d’indication en indication pour amortir ses coûts phénoménaux de production. Aux Etats-Unis, nous apprend Andrea Tone, le triomphe puis la chute des benzodiazépines ont eu pourtant d’autres déterminants sociaux et culturels que la pression des grands laboratoires. Car les benzodiazépines, c’est la drogue de la femme angoissée qui se cache ; c’est le médicament de l’angoisse honteuse. Le Valium©, premier médicament à rapporter plus de 100 millions de dollars, c’est le poison secret des femmes qui ne peuvent plus faire face. La qualité sociale de l’affect anxieux s’est transformée. Il n’a plus les mêmes effets, il ne sert plus à affecter autrui comme avant. Les émotions changent avec les sociétés, non pas tellement dans leur contour biologique, mais dans leurs fonctions pour tisser et valider des relations impératives entre les êtres humains, des relations qui les "touchent" et qui les « meuvent » en un sens rien moins que métaphorique. Andrea Tone montre ainsi le poids énorme de la confession de Betty Ford, l’épouse du président Ford, ou le succès de l’autobiographie de Barbara Gordon, dans la grande crise de conscience du "calvinisme pharmacologique" américain, justement dans les années 1980, qui est aussi, nouveau paradoxe, celle du DSM3 et de la nouvelle clinique pro-biologique des maladies mentales. A cause notamment des drames du syndrome de sevrage, le brouillage des frontières morales entre drogues (drugs) illicites et médicaments (drugs aussi, en anglais !) prescrits par des médecins, prit alors la forme d’une mise en cause des bases mêmes du sentiment d’identité, de contrôle de soi, et de dignité de l’individu qui sont au cœur de l’esprit américain. Le politique s’en saisit, et tout un arsenal de lois furent votées.
Comment, et au prix de quels détours et de quels à-coups dans l’appréciation collective de l’angoisse et de son traitement, Andrea Tone rejoint à la fin la situation contemporaine, le lecteur s’en émerveillera. Il se demandera aussi comment ces grands faits universels, liés au capitalisme mondialisé, à l’uniformisation des émotions et des représentations, s’insèrent dans des contextes nationaux précis — et en particulier, dans le contexte français. Il restera peut-être aussi un peu sur sa faim, quand il cherchera à comprendre au juste pourquoi l’angoisse américaine a évolué dans les années 1960, puis 1980 . Il n’en reste pas moins que l’ampleur de la fresque, l’harmonie des détails avec l’ensemble, la sélection des sources et le comparatisme permanent font de The Age of Anxiety un de ces bons livres de sciences sociales, dont on aimerait ne pas attendre vingt ans la traduction.