Mediapart
A propos des suicides au travail
01 Octobre 2009 Par Les invités de Mediapart
Edition : Les invités de Mediapart
http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/011009/propos-des-suicides-au-travail
Comment la psychiatrie peut-elle répondre au suicide et notamment celui sur le lieu de travail? Sylvie Zucca, psychiatre et psychanalyste, connue pour son travail sur la grande précarité, démontre comment «le passage à l'acte suicidaire prend la forme d'un pied de nez ultime à un monde qui se dédie de ses promesses de quête de sens».
Au moment où l'on s'interroge, en France, sur un nombre important de suicides sur les lieux de travail, je choisis ici d'en parler en ma triple qualité d'ancien médecin du travail, de psychiatre psychanalyste de cabinet, et de psychiatre ayant quelques connaissances sur le monde de la grande précarité.
Étrangement, ces trois lieux d'exercice se complètent les uns les autres depuis longtemps dans ma réflexion, en ce que la question du lien social et de ses effets sur la subjectivité y est directement posée dans deux situations (médecine du travail, grande précarité), et que le colloque singulier d'avec les patients en cabinet m'amène à être, par définition, comme tout psychiatre hospitalier et ou libéral, confrontée en première loge à la douleur morale sous toutes ses formes, et donc, bien évidemment, au risque suicidaire, à la tentative de suicide, au suicide lui-même, et à une part de mystère insondable qui l'accompagne: car faut-il le rappeler, tous les suicides ne sont pas de cause psychiatrique.
Les médecins, les psychiatres notamment mais aussi les psychanalystes et les psychologues sont, de par leur fonction soignante, particulièrement bien placés pour observer les dysfonctionnements et du collectif et du subjectif, les risques des intrications délétères entre ces deux mondes –eux-mêmes n'étant d'ailleurs pas à l'abri de vivre ces mêmes risques, comme le montrent les statistiques concernant les taux de suicides dans les professions médicales. Aucune population n'est d'ailleurs aujourd'hui épargnée: policiers, employés, prisonniers, lycéens, étudiants, agriculteurs. Et si parmi ces suicides, un certain nombre ont lieu chez des personnes présentant une pathologie psychiatrique à risque, un aussi grand nombre de ces suicides surgissent chez des personnes sans antécédent psychiatrique.
Dans l'univers du travail –aussi bien dans le monde rural que dans celui des entreprises– de profonds changements sont à l'œuvre en ce qui concerne le sens des actes, la reconnaissance d'un travail dans ce qu'il suppose de savoir faire, de responsabilité, de valeur accordée à la tâche effectuée, et au plaisir de la réalisation de ce savoir faire.
A la place, depuis une bonne vingtaine d'années –et de manière exponentielle– se développent toutes sortes de panoplies de néo-management, de bilans d'efficacité, de contractualisations de toute sortes avec des missions de réussite d'objectifs et d'évaluations, de cultures du résultat, d'autonomisations des tâches, de risques tous azimuts de judiciarisation, le tout emberlificoté dans un tas d'outils ou de pseudos outils à connotation vaguement psychologique qui ont ceci de pervers qu'ils renvoient, en cas de non concordance avec «l'objectif» à atteindre, à la seule responsabilité de l'individu.
Dans les entreprises, la menace de l'éjection de l'univers professionnel, du chômage, du spectre de l'exclusion et de l'inutilité sociale, est plus vive que jamais, largement entretenue par une médiatisation qui surfe sur cette angoisse diffuse.
Cette ambiance amène avec elle tout un cortège de malaises, d'intensités variables, qui accompagnent cette dévalorisation humaine dans son premier stade: l'humiliation, la honte, l'épuisement, la surcharge professionnelle («burning out»), puis, dans un second temps, la dépression profonde, l'isolement, la peur, le repli, et bien souvent l'alcool.
La peur, notamment, est ces temps-ci un vecteur incroyablement fort de silence, d'isolement, de non-solidarité («s'il est viré, c'est que moi je ne le suis pas encore»).
Et comme aucun champ n'est épargné par cette peur –ni le champ privé, avec son taux de précarisations de toutes sortes qui ne cessent de grimper; ni le champ social avec son taux de licenciements, ses crises économiques, ses menaces planétaires–, il est aujourd'hui, en France, évident que le tissu de solidarité spontanée ne fait pas suffisamment office de filet de protection.
A sa place, notamment dans les entreprises, se développe chaque jour une compétitivité accrue par les risques de délocalisation, de crise économique, que l'on fait miroiter chaque jour aux employés et cadres, à tort ou à raison.
Un des effets le pire de cet état des lieux est la démotivation au travail, dont seuls les plus caustiques et ou joueurs semblent être protégés, contrairement à ceux qui s'accrochent à l'idée d'une valeur de leur travail –osons dire de leur métier. Et parmi la population de la rue que j'ai pu rencontrer, nombre n'ont pas supporté à un moment de leur vie l'éviction d'un travail, d'un foyer, et se sont retrouvés affublés d'une identité privative «sans travail», «sans domicile», avant de plonger dans l'irrémédiable d'une survie au jour le jour.
Nous vivons actuellement dans un monde fou, plein de paradoxes qui ne se disent pas, de contradictions indécodables, d'aberrations: le monde du travail est de plus en plus cruel, qui trie, jette, avec des méthodes engendrant des pressions qui vont jouer d'autant plus fort sur la personnalité de l'individu que le collectif ne fait plus garant de partage, ni de culture syndicale et encore moins historique.
A la place, en guise de culture, des programmes télévisuels avec pléthore de jouissance sanguinolente: on aimerait que l'altérité soit un peu d'actualité, et que les vieux concepts d'attention, de remords, de regrets, et donc d'envies, de désirs, de fantasmes, reviennent un peu le long des sentiers, loin des autoroutes de la Très Grande Vitesse d'Existences dans lesquelles le temps de la poésie et de la pensée font doucement ricaner.
Sinon, il n'y a aucune raison que ces pressions ne viennent pas rencontrer, dans l'isolement le plus profond, les traits de caractère les plus vulnérables de chacun d'entre nous; et c'est cette exacerbation structurelle des traits de la personnalité, mise à nue par les pressions sociales en tout genre (et aussi par des diagnostics psy à l'emporte-pièce, faits n'importe où, édictés par n'importe qui, sans précaution) qui risque de continuer à dévaloriser profondément l'individu, le poussant dans ses retranchements les plus intimes: sans bien comprendre ce qui se passe, il ou elle n'a plus l'énergie pour contester la réalité qu'on lui impose (le «c'est à vous de vous adapter», le «votre évaluation est mauvaise») et pense porter en soi une folie, et une insuffisance majeure, bref, une inadaptation à ce monde-là.
A ce moment, pas assez de proches ne sont là pour dire que si le monde est devenu fou et dur, ce n'est pas à lui, à elle, d'en payer le prix; et même entouré(e), il ou elle peut finir par ne plus rien entendre de ces soutiens (familles, amis, proches, médecins), tant la certitude de n'avoir pas été à la hauteur est devenue forte.
A force d'être mis à mal par des injonctions paradoxales, dans leur éthique, leurs valeurs, et donc leurs identités professionnelles et donc sociales, des êtres humains peuvent mourir: c'est cela que nous disent ces suicides en chaîne. Des symptômes psychiques, le perfectionnisme, l'angoisse par exemple, sont livrés sans protection, sans bordure ni limite d'un «cela suffit, merci beaucoup», ad libidum, pourrait-on dire, à la voracité d'un univers du «toujours plus d'efforts»: et un jour, des hommes et des femmes s'effondrent dans un non sens total, celui d'un vide abyssal.
Ou ils se mettent à boire, à consommer des drogues, réponse toxicomaniaque à un monde incertain qui pousse à jouir du seul «tout-tout-de-suite» auquel nous incite l'idéologie de la consommation (consummation, devrait-on dire), en cherchant des réponses à un mal-être sans nom dans des sensations immédiates, là où, bien au contraire, il faudrait qu'on puisse aider ces mêmes personnes à s'inscrire dans une démarche de quête de curiosité professionnelle et de projets encouragés sur le long terme...
Le passage à l'acte suicidaire prend alors la forme d'un pied de nez ultime à un monde qui se dédie de ses promesses de quête de sens, et brade l'idée du bonheur, ravalé par ailleurs à la médiocrité d'un pauvre leurre d'un monde de communication et d'images publicitaires doté d'une imagination toujours plus appauvrie, où «l'avoir toujours plus d'objets» se substitue à la question de l'être et de ses aspirations.
Si ce n'était pas aussi tragique, on pourrait sourire du fait que ce soit précisément dans une des entreprises chargées de veiller et développer la communication que l'on voit actuellement des salariés exprimer une désespérance majeure.
La manière actuelle de jouer avec ses salariés « kleenex », jetables à tous moments, porte bel et bien une part de déshumanisation, que les plus jeunes d'entre nous observent non sans interrogation: ce monde du travail aux méthodes sauvages les laisse pour le moins perplexes, surtout quand ils ont eu à vivre, chose fréquente, la mise au rebut du monde du travail d'un de leurs parents.
Un des maîtres mots du nouveau monde mondialisé est «la flexibilité» dont parle très justement Zygmunt Bauman, sociologue si pertinent de notre monde, dans son dernier ouvrage L'éthique a t-elle une chance dans un monde de consommateurs? «.... Il s'ensuit que le seul talent qu'il me faille acquérir et exercer est celui de la flexibilité –se débarrasser rapidement des talents inutiles, oublier vite, mettre au rebut les avantages passés devenus handicaps, changer de cap et de route au dernier moment et sans regret, éviter les serments de loyauté à vie envers quiconque et quoique ce soit. Après tout, les bonnes occasions ont tendance à apparaître soudainement, surgissant de nulle part, et disparaître de la même façon: malheur aux ringards, qui, par dessein ou à défaut, agissent comme s'ils devaient leur rester fidèles à jamais», écrit-il.
Oui, c'est vrai, la culture du zapping se porte bien. Accentuée par une virtualisation du monde qui chaque jour donne au Temps et à l'Espace une dimension à la fois plus resserrée et abstraite, à une narcissisation massive (rester jeunes à tout prix, «s'estimer soi-même», etc), une angoisse de type nouveau saisit les hommes du XXIe siècle des pays développés: l'humain est à la fois prisonnier de trop de choix de conformisations –qui changent chaque jour– et en pleine perdition sur ce qu'il en serait des questions de la transmission, celle reçue par les aînés, celle dont ils pourraient se sentir détenteurs vis-à-vis de leurs enfants. Il sait que plus rien n'est sûr.
Alors parler de prévention du suicide suppose pour moi plusieurs perspectives :S'il relève de notre compétence de médecins de repérer les symptômes de dépression, de maladies mentales, de les soigner... la seule médicalisation de l'existence s'avère elle aussi un piège dès lors qu'elle réduirait l'homme à un seul statut d'handicapé, de malade isolé.
La tendance actuelle, en ce qui concerne notre métier de psychiatre, serait de renier la dimension psychothérapeutique inhérente à notre fonction, pour transformer la psychiatrie en une seule spécialité médicale comme une autre: en quelque sorte, ne voir dans l'humain qu'un agrégat de défaillances chimiques qu'il faut réparer, faire fi de la psyché au profit du tout neuronal. Il faut violemment s'opposer à une telle vision des choses, et pouvoir accompagner les patients traités, dans une parole qui s'inscrit dans la durée. Rien ne dit que cela ne sera pas bientôt considéré comme un luxe inutile.
Mais c'est aussi profondément du côté de l'organisation du monde du travail qu'il faut se tourner, et s'interroger sur les méthodes de restructuration des ressources humaines: jamais nous ne serons allés aussi loin dans l'utilisation perverse des mots, notamment à connotation humaniste ou psychologique, pour les utiliser et les faire accepter à des populations de plus en plus infantilisées et crédules: se mêlent alors des pseudo notions de deuil: «faire son deuil de son poste», qui, jouant toujours plus sur l'individualisme, enlèvent toute possibilité de discours collectif, renvoyant toujours et encore à la seule responsabilité et culpabilité individuelles...
Une démocratie qui ne s'interrogerait pas sur ces suicides – en prison, au travail à l'école, chez soi, partout –, serait une démocratie bien malade. Mais saura-t-elle écouter tous les signaux des soignants et autres citoyens qui ne sont pas avares en conseils intelligents, ou se contentera-t-elle d'un «Passez, il n'y a rien à voir», les yeux rivés sur les chiffres du dernier PIB?
Sylvie Zucca auteur de Je vous salis ma rue, clinique de la désocialisation. Stock, 2007
A propos des suicides au travail
01 Octobre 2009 Par Les invités de Mediapart
Edition : Les invités de Mediapart
http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/011009/propos-des-suicides-au-travail
Comment la psychiatrie peut-elle répondre au suicide et notamment celui sur le lieu de travail? Sylvie Zucca, psychiatre et psychanalyste, connue pour son travail sur la grande précarité, démontre comment «le passage à l'acte suicidaire prend la forme d'un pied de nez ultime à un monde qui se dédie de ses promesses de quête de sens».
Au moment où l'on s'interroge, en France, sur un nombre important de suicides sur les lieux de travail, je choisis ici d'en parler en ma triple qualité d'ancien médecin du travail, de psychiatre psychanalyste de cabinet, et de psychiatre ayant quelques connaissances sur le monde de la grande précarité.
Étrangement, ces trois lieux d'exercice se complètent les uns les autres depuis longtemps dans ma réflexion, en ce que la question du lien social et de ses effets sur la subjectivité y est directement posée dans deux situations (médecine du travail, grande précarité), et que le colloque singulier d'avec les patients en cabinet m'amène à être, par définition, comme tout psychiatre hospitalier et ou libéral, confrontée en première loge à la douleur morale sous toutes ses formes, et donc, bien évidemment, au risque suicidaire, à la tentative de suicide, au suicide lui-même, et à une part de mystère insondable qui l'accompagne: car faut-il le rappeler, tous les suicides ne sont pas de cause psychiatrique.
Les médecins, les psychiatres notamment mais aussi les psychanalystes et les psychologues sont, de par leur fonction soignante, particulièrement bien placés pour observer les dysfonctionnements et du collectif et du subjectif, les risques des intrications délétères entre ces deux mondes –eux-mêmes n'étant d'ailleurs pas à l'abri de vivre ces mêmes risques, comme le montrent les statistiques concernant les taux de suicides dans les professions médicales. Aucune population n'est d'ailleurs aujourd'hui épargnée: policiers, employés, prisonniers, lycéens, étudiants, agriculteurs. Et si parmi ces suicides, un certain nombre ont lieu chez des personnes présentant une pathologie psychiatrique à risque, un aussi grand nombre de ces suicides surgissent chez des personnes sans antécédent psychiatrique.
Dans l'univers du travail –aussi bien dans le monde rural que dans celui des entreprises– de profonds changements sont à l'œuvre en ce qui concerne le sens des actes, la reconnaissance d'un travail dans ce qu'il suppose de savoir faire, de responsabilité, de valeur accordée à la tâche effectuée, et au plaisir de la réalisation de ce savoir faire.
A la place, depuis une bonne vingtaine d'années –et de manière exponentielle– se développent toutes sortes de panoplies de néo-management, de bilans d'efficacité, de contractualisations de toute sortes avec des missions de réussite d'objectifs et d'évaluations, de cultures du résultat, d'autonomisations des tâches, de risques tous azimuts de judiciarisation, le tout emberlificoté dans un tas d'outils ou de pseudos outils à connotation vaguement psychologique qui ont ceci de pervers qu'ils renvoient, en cas de non concordance avec «l'objectif» à atteindre, à la seule responsabilité de l'individu.
Dans les entreprises, la menace de l'éjection de l'univers professionnel, du chômage, du spectre de l'exclusion et de l'inutilité sociale, est plus vive que jamais, largement entretenue par une médiatisation qui surfe sur cette angoisse diffuse.
Cette ambiance amène avec elle tout un cortège de malaises, d'intensités variables, qui accompagnent cette dévalorisation humaine dans son premier stade: l'humiliation, la honte, l'épuisement, la surcharge professionnelle («burning out»), puis, dans un second temps, la dépression profonde, l'isolement, la peur, le repli, et bien souvent l'alcool.
La peur, notamment, est ces temps-ci un vecteur incroyablement fort de silence, d'isolement, de non-solidarité («s'il est viré, c'est que moi je ne le suis pas encore»).
Et comme aucun champ n'est épargné par cette peur –ni le champ privé, avec son taux de précarisations de toutes sortes qui ne cessent de grimper; ni le champ social avec son taux de licenciements, ses crises économiques, ses menaces planétaires–, il est aujourd'hui, en France, évident que le tissu de solidarité spontanée ne fait pas suffisamment office de filet de protection.
A sa place, notamment dans les entreprises, se développe chaque jour une compétitivité accrue par les risques de délocalisation, de crise économique, que l'on fait miroiter chaque jour aux employés et cadres, à tort ou à raison.
Un des effets le pire de cet état des lieux est la démotivation au travail, dont seuls les plus caustiques et ou joueurs semblent être protégés, contrairement à ceux qui s'accrochent à l'idée d'une valeur de leur travail –osons dire de leur métier. Et parmi la population de la rue que j'ai pu rencontrer, nombre n'ont pas supporté à un moment de leur vie l'éviction d'un travail, d'un foyer, et se sont retrouvés affublés d'une identité privative «sans travail», «sans domicile», avant de plonger dans l'irrémédiable d'une survie au jour le jour.
Nous vivons actuellement dans un monde fou, plein de paradoxes qui ne se disent pas, de contradictions indécodables, d'aberrations: le monde du travail est de plus en plus cruel, qui trie, jette, avec des méthodes engendrant des pressions qui vont jouer d'autant plus fort sur la personnalité de l'individu que le collectif ne fait plus garant de partage, ni de culture syndicale et encore moins historique.
A la place, en guise de culture, des programmes télévisuels avec pléthore de jouissance sanguinolente: on aimerait que l'altérité soit un peu d'actualité, et que les vieux concepts d'attention, de remords, de regrets, et donc d'envies, de désirs, de fantasmes, reviennent un peu le long des sentiers, loin des autoroutes de la Très Grande Vitesse d'Existences dans lesquelles le temps de la poésie et de la pensée font doucement ricaner.
Sinon, il n'y a aucune raison que ces pressions ne viennent pas rencontrer, dans l'isolement le plus profond, les traits de caractère les plus vulnérables de chacun d'entre nous; et c'est cette exacerbation structurelle des traits de la personnalité, mise à nue par les pressions sociales en tout genre (et aussi par des diagnostics psy à l'emporte-pièce, faits n'importe où, édictés par n'importe qui, sans précaution) qui risque de continuer à dévaloriser profondément l'individu, le poussant dans ses retranchements les plus intimes: sans bien comprendre ce qui se passe, il ou elle n'a plus l'énergie pour contester la réalité qu'on lui impose (le «c'est à vous de vous adapter», le «votre évaluation est mauvaise») et pense porter en soi une folie, et une insuffisance majeure, bref, une inadaptation à ce monde-là.
A ce moment, pas assez de proches ne sont là pour dire que si le monde est devenu fou et dur, ce n'est pas à lui, à elle, d'en payer le prix; et même entouré(e), il ou elle peut finir par ne plus rien entendre de ces soutiens (familles, amis, proches, médecins), tant la certitude de n'avoir pas été à la hauteur est devenue forte.
A force d'être mis à mal par des injonctions paradoxales, dans leur éthique, leurs valeurs, et donc leurs identités professionnelles et donc sociales, des êtres humains peuvent mourir: c'est cela que nous disent ces suicides en chaîne. Des symptômes psychiques, le perfectionnisme, l'angoisse par exemple, sont livrés sans protection, sans bordure ni limite d'un «cela suffit, merci beaucoup», ad libidum, pourrait-on dire, à la voracité d'un univers du «toujours plus d'efforts»: et un jour, des hommes et des femmes s'effondrent dans un non sens total, celui d'un vide abyssal.
Ou ils se mettent à boire, à consommer des drogues, réponse toxicomaniaque à un monde incertain qui pousse à jouir du seul «tout-tout-de-suite» auquel nous incite l'idéologie de la consommation (consummation, devrait-on dire), en cherchant des réponses à un mal-être sans nom dans des sensations immédiates, là où, bien au contraire, il faudrait qu'on puisse aider ces mêmes personnes à s'inscrire dans une démarche de quête de curiosité professionnelle et de projets encouragés sur le long terme...
Le passage à l'acte suicidaire prend alors la forme d'un pied de nez ultime à un monde qui se dédie de ses promesses de quête de sens, et brade l'idée du bonheur, ravalé par ailleurs à la médiocrité d'un pauvre leurre d'un monde de communication et d'images publicitaires doté d'une imagination toujours plus appauvrie, où «l'avoir toujours plus d'objets» se substitue à la question de l'être et de ses aspirations.
Si ce n'était pas aussi tragique, on pourrait sourire du fait que ce soit précisément dans une des entreprises chargées de veiller et développer la communication que l'on voit actuellement des salariés exprimer une désespérance majeure.
La manière actuelle de jouer avec ses salariés « kleenex », jetables à tous moments, porte bel et bien une part de déshumanisation, que les plus jeunes d'entre nous observent non sans interrogation: ce monde du travail aux méthodes sauvages les laisse pour le moins perplexes, surtout quand ils ont eu à vivre, chose fréquente, la mise au rebut du monde du travail d'un de leurs parents.
Un des maîtres mots du nouveau monde mondialisé est «la flexibilité» dont parle très justement Zygmunt Bauman, sociologue si pertinent de notre monde, dans son dernier ouvrage L'éthique a t-elle une chance dans un monde de consommateurs? «.... Il s'ensuit que le seul talent qu'il me faille acquérir et exercer est celui de la flexibilité –se débarrasser rapidement des talents inutiles, oublier vite, mettre au rebut les avantages passés devenus handicaps, changer de cap et de route au dernier moment et sans regret, éviter les serments de loyauté à vie envers quiconque et quoique ce soit. Après tout, les bonnes occasions ont tendance à apparaître soudainement, surgissant de nulle part, et disparaître de la même façon: malheur aux ringards, qui, par dessein ou à défaut, agissent comme s'ils devaient leur rester fidèles à jamais», écrit-il.
Oui, c'est vrai, la culture du zapping se porte bien. Accentuée par une virtualisation du monde qui chaque jour donne au Temps et à l'Espace une dimension à la fois plus resserrée et abstraite, à une narcissisation massive (rester jeunes à tout prix, «s'estimer soi-même», etc), une angoisse de type nouveau saisit les hommes du XXIe siècle des pays développés: l'humain est à la fois prisonnier de trop de choix de conformisations –qui changent chaque jour– et en pleine perdition sur ce qu'il en serait des questions de la transmission, celle reçue par les aînés, celle dont ils pourraient se sentir détenteurs vis-à-vis de leurs enfants. Il sait que plus rien n'est sûr.
Alors parler de prévention du suicide suppose pour moi plusieurs perspectives :S'il relève de notre compétence de médecins de repérer les symptômes de dépression, de maladies mentales, de les soigner... la seule médicalisation de l'existence s'avère elle aussi un piège dès lors qu'elle réduirait l'homme à un seul statut d'handicapé, de malade isolé.
La tendance actuelle, en ce qui concerne notre métier de psychiatre, serait de renier la dimension psychothérapeutique inhérente à notre fonction, pour transformer la psychiatrie en une seule spécialité médicale comme une autre: en quelque sorte, ne voir dans l'humain qu'un agrégat de défaillances chimiques qu'il faut réparer, faire fi de la psyché au profit du tout neuronal. Il faut violemment s'opposer à une telle vision des choses, et pouvoir accompagner les patients traités, dans une parole qui s'inscrit dans la durée. Rien ne dit que cela ne sera pas bientôt considéré comme un luxe inutile.
Mais c'est aussi profondément du côté de l'organisation du monde du travail qu'il faut se tourner, et s'interroger sur les méthodes de restructuration des ressources humaines: jamais nous ne serons allés aussi loin dans l'utilisation perverse des mots, notamment à connotation humaniste ou psychologique, pour les utiliser et les faire accepter à des populations de plus en plus infantilisées et crédules: se mêlent alors des pseudo notions de deuil: «faire son deuil de son poste», qui, jouant toujours plus sur l'individualisme, enlèvent toute possibilité de discours collectif, renvoyant toujours et encore à la seule responsabilité et culpabilité individuelles...
Une démocratie qui ne s'interrogerait pas sur ces suicides – en prison, au travail à l'école, chez soi, partout –, serait une démocratie bien malade. Mais saura-t-elle écouter tous les signaux des soignants et autres citoyens qui ne sont pas avares en conseils intelligents, ou se contentera-t-elle d'un «Passez, il n'y a rien à voir», les yeux rivés sur les chiffres du dernier PIB?
Sylvie Zucca auteur de Je vous salis ma rue, clinique de la désocialisation. Stock, 2007
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