Guillaume Lachenal, propos recueillis par publié le
Invité de l’émission d’Arte Les Idées larges, dont Philosophie magazine est partenaire, l’historien des sciences Guillaume Lachenal nous a accordé un entretien pour comprendre les enjeux du tri médical.
Le tri médical est-il aussi vieux que la médecine elle-même, ou est-ce un phénomène récent ?
Guillaume Lachenal : On peut dire que le tri médical est même l’envers nécessaire du soin, aussi choquant que cela paraisse. Le soin implique de faire attention à quelqu’un, et le tri est ce geste par lequel on choisit à qui on fait attention. Une attention qui se porte partout à la fois, qui ne choisit pas son objet, n’en est plus une ; arriver à penser ce choix est une exigence de la pratique médicale. Mais la montée en importance du tri en médecine est récente, très nette au XXe siècle, car le tri est un compagnon du progrès de la technique médicale. Le choix de celui qui accédera à une ressource médicale rare est d’autant plus important qu’on disposera de meilleures ressources. En ce sens, c’est la ressource médicale, qu’elle soit une technique ou un médicament, qui crée le tri. Quand on invente les respirateurs dans la seconde moitié du XXe siècle, on pose en même temps la question de qui y accédera. La découverte de la dialyse rénale est un autre de ces moments où le tri va se codifier sur le plan éthique, pour savoir à qui il faut donner accès à ces appareils très lourds en priorité.
“Le principe d’efficience est à la fois technique et éthique, puisqu’il s’agit, collectivement, de chercher à utiliser au mieux une ressource rare pour en priver le moins de gens possible”
Et que dit ce genre de codifications éthiques ?
Elles sont à la fois éthique et technique. Dans ce genre de cas, l’enjeu du tri est souvent de savoir qui bénéficiera le mieux de la ressource dont il est question. Ce principe domine beaucoup de protocoles : il faut maximiser l’investissement médical que l’on fait sur une personne. Cela permet d’éviter de donner des soins excessifs à un patient qui n’en aurait que partiellement besoin, ce qui priverait du bénéfice plus grand qu’en tirerait un autre patient. Dans ce cas-là, les choix deviennent véritablement techniques : il faut avoir des scores sur des critères médicaux, corporels, des constantes et des signes, toute une série de savoirs qui se développent pour arriver à définir de façon objective quels seront les patients qui bénéficieront le plus de la médecine. Mais ce principe d’efficience est en même temps un principe éthique, puisqu’il s’agit, collectivement, de chercher à utiliser au mieux une ressource rare pour en priver le moins de gens possible.
La souffrance peut-elle aussi être un critère de tri ?
Historiquement, la souffrance a joué un rôle important. Le tri moderne s’organise dans le contexte militaire, au début du XIXe siècle, à une époque où la médecine n’a pas grand-chose à proposer pour sauver les vies de soldats très abimés. L’origine, un peu mythique, c’est Dominique-Jean Larrey, chirurgien de l’armée napoléonienne qui doit développer des méthodes rationnelles pour faire face à l’immense afflux de blessés. Là, l’enjeu est essentiellement de soulager les souffrances les plus urgentes. Il ne s’agit alors pas toujours de sauver des vies mais d’ordonner la médecine selon un principe d’efficacité, y compris quand cela implique l’amputation rapide pour soulager.
“Dans le cas du Covid, le choix a été utilitariste : il fallait maximiser l’efficacité de la ressource dont on dispose, le vaccin, en l’administrant à ceux qui en ont le plus besoin”
Pour en venir à la gestion de la pandémie, le fait qu’on ait commencé par vacciner les personnes les plus fragiles, est-ce déjà aussi du tri ?
Oui. Le choix a été, comme disent les éthiciens, utilitariste : il fallait maximiser l’efficacité de la ressource dont on dispose, le vaccin, en l’administrant à ceux qui en ont le plus besoin. On aurait pu imaginer un autre dispositif, plus égalitaire, comme le tirage au sort, mais le Covid a des effets tellement différents selon l’âge ou d’autres facteurs de risque qu’il aurait été en fait inacceptable de ne pas en tenir compte. Dans des pandémies avec des virus très létaux, comme Ebola, il est plus souvent retenu : Il faut imaginer que quand on dispose de peu de vaccins et que la maladie est grave dans tous les cas, le tirage au sort peut devenir préférable car tout autre critère, même d’utilité, risque de sembler insupportable. Par exemple, dans le cas de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, prioriser les soignants a pu être mal compris et a alimenté une défiance d’une partie de la population, qui leur reprochait d’être privilégiés.
Justement, sur quels critères les humanitaires trient-ils ?
C’est quelque chose auquel ont beaucoup réfléchi les ONG, en particulier Médecins sans frontières (MSF). Quand on se trouve face à un désastre comme Ebola au Libéria, il est évident qu’il faut intervenir, mais la question est de savoir à quel endroit s’arrête l’assistance médicale. Par exemple, en 2014, au Libéria, au delà d’Ebola, les besoins de santé sont presque infinis si l’on arrive avec une médecine bien équipée. La logique choisie par les organisations humanitaires est de s’arrêter à la seule cause de l’intervention : ici, Ebola. Ils ne soigneront que ceux qui ont cette maladie, ce qui est un choix très arbitraire et difficile à faire. Les niveaux de mortalité infantile au Libéria pourrait justifier que les humanitaires aillent s’y installer ad vitam eternam. Mais comme le disait une campagne de MSF, il y a le monde entier dans leur salle d’attente : il faut donc choisir.