Publié le 15 septembre 2022
« Le Trésorier-payeur », de Yannick Haenel, Gallimard, « L’Infini », 432 p.
LA PART SACRÉE
On peut entrer d’abord dans Le Trésorier-payeur, le nouveau roman de Yannick Haenel, comme dans une fresque de Chagall, dans un univers plein de ciels, de couleurs, de femmes aériennes, un univers un peu délirant, tendre et mystique. Religieux même, disons-le. Dieu a beau être mort, il est partout, rendu présent par le lexique d’usage : la charité et sa variante latine, caritas, le sacrifice, sont des mots tonitruants dans le livre, comme le sont certaines citations évangéliques. Mais cette religion est à la manière de Dostoïevski, les actions humaines sont hantées par la métaphysique, le personnage principal, le trésorier-payeur Bataille, est à mi-chemin entre le starets Zosima des Frères Karamazov (1880) et le prince Mychkine de L’Idiot (1869), différent de tous les autres, animé par une foi, vouant sa vie au bien.
Le paradoxe est qu’il est un banquier. Lors d’un stage étudiant à la Banque de France, il ressent tous les symptômes de la vocation – l’appel, le feu, l’extase – et, comprenant que l’argent s’est mis à la place de Dieu, il se décide à abandonner des études de philosophie pour les sciences économiques. L’économie est-elle soluble dans la métaphysique ? C’est bien ce que le trésorier-payeur, avec son air à la fois fou et sage, va chercher à montrer, non pas en adhérant aux prestiges de l’argent et des opérations boursières, mais en démontant l’énergie qui est au cœur du système et qui appelle à la dilapidation. La critique du capitalisme emprunte aux textes fondateurs de Marx, de Proudhon, d’Adam Smith ou de William Morris, mais transfigurés par la poésie. Le livre est nourri de références à l’économie sociale, à l’économie politique, à l’histoire de l’économie mondiale, mais il est dans le même temps tellement imprégné de littérature qu’il absorbe tous ces discours, qu’il les déplace en un geste fortement transgressif. En ne laissant pas l’économie à sa place, alors qu’elle est pourtant partout, en fondant l’or dans la parole littéraire, il signe son arrêt de mort, sa faille, sa lacune. Il ouvre à ce que l’autre Bataille appelait le réel, la blessure.