Par Denis Cosnard Publié le 1er décembre 2021
RÉCIT Pendant l’Occupation, une procédure administrative permettait d’interner des personnes que la justice venait pourtant de déclarer libres. Environ 4 000 juifs emprisonnés à Paris ont ainsi été libérés de façon factice, puis déportés pour nombre d’entre eux. Le travail inédit d’une chercheuse aide à comprendre cette mécanique méconnue, aux conséquences dramatiques.
Sur le cliché anthropométrique, il regarde fixement l’objectif, la paupière un peu tombante, en tenant bien droit le panneau indiquant son nom : « Fruchter ». Il porte une chemise blanche sous sa veste grise, ses cheveux noirs et brillants sont soigneusement crantés, une ombre de moustache se dessine au-dessus de sa bouche. C’est un beau jeune homme triste. Il a 20 ans. Il n’atteindra pas les 21.
Ernest Fruchter est pourtant un garçon ingénieux, mûr, bien décidé à vivre. Amoureux, il vient d’avoir un bébé, dit-il aux policiers. Par deux fois, déjà, il s’est extirpé des mailles du filet. Le 14 mai 1941, il est arrêté par la police parisienne lors de la rafle dite « du billet vert », en même temps que plus de 3 700 autres juifs étrangers convoqués pour ce qui est présenté comme un simple contrôle d’identité. Une souricière, en réalité. Né à Budapest en 1922, arrivé en France à l’âge de 2 ans, Fruchter a beau disposer de papiers en règle, d’un métier d’horloger, comme son père, il se retrouve interné au camp de Pithiviers, dans le Loiret. Il s’en échappe au bout d’un mois. Repris en août, renvoyé à Pithiviers, il s’évade de nouveau trois jours plus tard, à la faveur de la nuit. Il rentre alors chez lui, dans le quartier de Belleville, à Paris. Cette fois-ci, il adopte prudemment une fausse identité. Il achète des papiers au nom de Georges de Janssens, un pseudonyme qu’on croirait échappé d’un roman de Modiano.
Cette protection ne suffit pas. Le 28 juillet 1942, Ernest Fruchter est arrêté une troisième fois. Deux policiers en civil l’interpellent alors qu’avec deux amis il tente de récupérer des affaires dans l’appartement sous scellés que sa famille a dû quitter à la hâte quelques jours plus tôt : sa mère, Rachel, sa sœur, Edith, et son frère, Richard, ont tous les trois été pris lors de la rafle du Vél’d’Hiv, le 16 juillet. « Son père, lui, se cachait dans les toilettes, en croyant que la police ne prenait que les hommes, raconte aujourd’hui Paul Curtz, un membre de la famille. Il a entendu toute l’arrestation. »