par Louise Mussat 17.04.2020
Bianchetti Collection/ Bridgeman Images
De la peste noire au Covid-19 en passant par la grippe espagnole ou Ebola, nos sociétés ont souvent été traversées par des crises sanitaires, comme nous le rappelle l’historienne Anne Rasmussen dans cet entretien.
La crise sanitaire actuelle liée à la pandémie de Covid-19 sera pour longtemps gravée dans notre mémoire collective. Quelle est la dernière pandémie à avoir ainsi marqué l’histoire ?
Anne Rasmussen1 : Sans aucun doute la grippe dite « espagnole ». À une première vague, apparue au printemps 1918, succéda une seconde, beaucoup plus meurtrière, à l’automne suivant. La situation de guerre mondiale, avec ses déplacements incessants de troupes, de prisonniers, de réfugiés, facilita dans les pays belligérants la propagation d’un virus respiratoire déjà très contagieux. Les épidémiologistes soupçonnaient que, comme aujourd’hui avec le coronavirus, des « porteurs sains » – une notion alors toute nouvelle – contribuaient à disséminer le virus. Dans certains villages en effet, la grippe faisait mystérieusement son apparition, sans que l’on puisse établir une connexion entre la survenue d’un nouveau cas et l’arrivée d’un malade. Bref, le cocktail était explosif.
On pense aujourd’hui, grâce au travail des historiens, que le bilan (de la grippe espagnole, Ndlr) s’établit plutôt autour de 50 millions de morts, estimation basse. (...) C’était la première pandémie à une échelle aussi globale.
Les premiers bilans qui furent consacrés par les bactériologistes à l’épisode grippal, dans les années 1920, estimaient qu’il avait fait plus de 20 millions de morts. Mais c’était en sous-estimant le tribut en victimes payé notamment par l’Asie que l’on avait du mal à évaluer faute de données d’état civil. On pense aujourd’hui, grâce au travail des historiens, que le bilan s’établit plutôt autour de 50 millions de morts, estimation basse. Cette épidémie était inédite, non seulement pour son terrible bilan, mais aussi parce qu’elle avait balayé toutes les régions du monde sans exception. C’était la première pandémie à une échelle aussi globale.
Aujourd’hui, la mondialisation est pointée du doigt. Était-ce déjà le cas à l’époque de la grippe espagnole ou d’autres épidémies ?
A. R. : Oui, dans une certaine mesure. En fait, cela commence dès l’épidémie de grippe précédant la grippe espagnole, celle de 1889-1890. En pleine révolution industrielle, alors que le trafic entre les peuples s’accroît considérablement, on dit que « la grippe prend le train ». Les épidémiologistes la voient se propager en Europe depuis la Russie. On fait déjà le constat que le monde est beaucoup plus interdépendant qu’avant, que ce qui survient en Ouzbékistan, par exemple, peut avoir un impact sur un village en France. Avant 1889, l’Europe avait déjà été confrontée à des maladies qui sortent de leur bassin habituel. Après la peste médiévale, c’était le cas de la fièvre jaune en 1822, du choléra, en 1832, mais il y a eu un tournant avec la révolution des transports : les populations se déplaçant plus vite, l’épidémie circule bien plus largement.
Quelles ont été les différentes stratégies déployées pour tenter de contenir ces épidémies ? Le confinement était-il de mise ?
A. R. : Pour la grippe espagnole, les mesures de quarantaine (plus que le confinement stricto sensu), adoptées en Australie ou, localement, dans des villes américaines, ont été peu pratiquées en Europe. On avait la conviction, en France du moins, que, vu qu’il s’agissait d’un agent pathogène respiratoire, il ne servait à rien de le contenir car il était « déjà là ». Et puis, en Europe, en 1918, on est encore en guerre ! Il y a la grande offensive allemande au printemps et des contre-offensives à partir de l’été. Il n’est pas question d’arrêter les opérations militaires et le déplacement des troupes prime. D’ailleurs, durant le conflit, les informations militaires sur la grippe étaient censurées, aussi bien en France qu’en Allemagne. On ne voulait pas risquer de démoraliser, et donc de démobiliser les soldats, ni de renseigner l’ennemi.
À l’époque du choléra de 1832, on déployait des cordons sanitaires (tenus par des militaires autorisés à tirer sur les contrevenants) pour empêcher la progression de la maladie sur le territoire, et les gens se calfeutraient d’eux-mêmes chez eux.