Pour les daltoniens, la mer n'est pas bleue, elle est belle
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Les anecdotes se ressemblent souvent : le sentiment d'incompréhension quand, à l'école, l'instituteur rend, l'air dépité, un dessin d'arbre dont les feuilles ont été coloriées en rouge ; le regard amusé d'un vendeur lorsque, dans un magasin, on essaie une chemise verte avec une cravate violette ; ou alors ces questions si agaçantes ("Mais alors, ces fleurs, tu les vois de quelle couleur ?", "Et mon pantalon ?", "Et pour regarder un tableau, tu fais comment ?"), qui donnent parfois le sentiment d'être un rat de laboratoire. "Mes parents m'ont apporté une réponse toute simple à ces questions incessantes, raconte Pierre Bouvier-Muller. Je réponds : 'Je le vois bleu avec des petits cœurs jaunes !' On ne m'embête plus avec ça."
Le daltonisme est un trouble de la vision des couleurs, une dyschromatopsie d'origine génétique, qui touche essentiellement les hommes (entre 8 et 10 % des hommes sont atteints dans les pays occidentaux). Les cas chez les femmes sont très rares, seules 0,4 % sont concernées. On réduit souvent le daltonisme à une confusion entre les couleurs rouges et vertes, mais il existe autant de types de daltonismes que de daltoniens, à des degrés très divers. Répondant à un appel à témoignages lancé sur Le Monde.fr, de nombreux internautes ont rendu compte de la diversité des daltonismes.
SE TOURNER EN DÉRISION
Pas vraiment un handicap, le daltonisme est néanmoins une singularité qui peut avoir une incidence sur la vie quotidienne et professionnelle."Cette vision altérée joue des tours, plus qu'elle ne handicape", explique un daltonien. Laurent Foucher, informaticien parisien de 42 ans, explique ainsi s'être fait sermonner par un médecin pour avoir consulté trop tardivement après deux hématomes qu'il n'avait pas vus sur sa jambe après une chute. "Récemment, en pleine préparation du dîner, j'ai cru que l'on cuisinait une mousse au chocolat alors qu'il s'agissait d'épinards", explique Samuel Raveneau, animateur socio-culturel à Lyon. "Etre daltonien me permet avant tout de me tourner en dérision", souligne-t-il.
D'autres ont renoncé à s'habiller seuls, n'investissent que dans des vêtements de couleur sombre, et s'en réfèrent entièrement à leur conjoint pour l'aménagement de leur domicile. De nombreux daltoniens font cependant carrière dans des professions qui utilisent les couleurs, dans l'électronique, le graphisme, la photographie, ou la peinture en bâtiment. Christophe Charlet, enseignant en topographie, dit avoir"appris les couleurs des signes conventionnels des piquets de topographie". "J'aborde les couleurs avec les élèves de telle façon qu'ils soient les premiers à dire la couleur. Quand je me trompe, j'arrive à noyer le poisson en souriant."
Dans l'électronique, les daltoniens font appel à leur bon sens et à l'aide d'un collègue. Un système d'étiquetage permet souvent d'éviter de nombreuses confusions. L'informatique facilite également la vie des daltoniens : "Avec l'aide de la palette de couleurs de Photoshop, j'ai appris quelles plages de couleurs j'étais incapable de discerner",explique Louis Kovalevsky. Mais les programmes informatiques et sites Internet ne sont pas tous conçus pour répondre aux spécificités des daltoniens. Carl Dupont, Parisien de 45 ans, regrette "l'absence de prise en compte de ce problème sur le Net, notamment pour signaler des liens hypertexte".
UNE OUVERTURE
Parce qu'il touche à notre perception du monde extérieur, le daltonisme intrigue. Que voit-on avec des yeux extérieurs ? Peut-on croire ce que nous offre notre vision ? Jean-Pierre Debraine, 58 ans, dont la vision se rapproche du noir et blanc, explique avoir vu récemment le film The Artist, de Michel Hazanavicius et ne pas s'être rendu compte que le film était en noir et blanc, lui qui est habitué à distinguer les nuances de gris et a reconnu toutes les "couleurs" des costumes portés par les acteurs ! Beaucoup de daltoniens sont fiers de leur singularité, qui renforce leur perception sensorielle et inspire leur imagination. "Le daltonisme, ce n'est pas que la confusion des couleurs. C'est aussi une sensibilité à ce que des yeux normaux ne voient pas toujours", vante Stéphane S.
Eric Gonzalez, commerçant orléanais de 53 ans, explique : "Quand un œil sans altération voit une peinture, il ne se pose aucune question. Le daltonien, lui, est obligé d'analyser les volumes, les profondeurs, les tonalités de couleurs, c'est-à-dire les ombres et les lumières, les champs et les contre-champs. Nous, on ne se laisse pas avoir par toute la symbolique des couleurs : bleu comme la mer, jaune comme le soleil, vert comme l'herbe ! Pour nous, c'est beau comme la mer, chaud comme le soleil, doux comme l'herbe !" Mikael Albert, Nantais de 30 ans, renchérit : "J'aime être daltonien, cela me différencie sans être trop handicapant." Pour Sébastien El Beze, conseiller principal d'éducation à Paris, ce "mini-handicap est une ouverture, une aide philosophique qui permet de réfléchir au lien entre perception et réalité. Je ne souhaiterais pas qu'on m'ôte cette particularité qui me rappelle au quotidien mon lien à la nature."
Propos recueillis par Mathilde Gérard
A Porto, un graphiste redonne des couleurs aux daltoniens
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La lettre est arrivée quelques jours plus tôt, timbrée d'une belle vignette rouge arborant de drôles de symboles triangulaires et obliques. Cette lettre, le Portugais Miguel Neiva en est très fier : une récompense pour dix ans de travail consacrés à la question du daltonisme. Le graphiste a élaboré un code couleur pour les daltoniens, faisant de sa ville, Porto, une pionnière dans le domaine. La Poste portugaise en a édité des timbres. "C'est le premier courrier que je reçois avec une de ces vignettes", souligne, ému, Miguel Neiva.
Entre 8 à 10 % de la population masculine est daltonienne et pour de nombreuses situations de la vie quotidienne - à l'école, dans les transports en commun, pour faire des achats -, le code baptisé ColorADD représente une petite révolution.
Déjà implanté à titre expérimental dans le métro de Porto pour orienter les voyageurs sur les différentes lignes, le code est aussi employé à l'hôpital Sao Joao de la deuxième ville portugaise pour aider les visiteurs à se repérer. Une fabrique locale de crayons de couleurs, Viarco, l'a décliné sur ses produits. Plusieurs entreprises (textiles ou fabricants de peintures) l'utilisent dans leurs catalogues et sur leurs étiquettes.
D'une simplicité enfantine, cet "alphabet" des couleurs est pourtant le fruit de plusieurs années de travail. Alors qu'il cherchait un sujet de recherche pour son mémoire de fin d'études, Miguel Neiva se penche sur la question du daltonisme. "Faire du graphisme uniquement pour la technique ou pour des publicitaires ne m'intéressait pas, explique-t-il.Au moins 90 % de la communication visuelle passe par des couleurs. Or, les problèmes d'altération de la vision des couleurs ne sont jamais pris en compte. Je voulais trouver une solution graphique qui aide la communauté."
UNE MÉTHODOLOGIE RIGOUREUSE
Pour obtenir un outil efficace, Miguel Neiva peaufine sa méthodologie, rencontre des ophtalmologues, cherche des études sur le sujet - mais il en existe peu - et fait circuler, par le biais du bouche-à-oreille et du Web, un questionnaire à destination de daltoniens. Les réponses affluent de France, d'Israël, du Brésil... "Mon enquête a montré que les daltoniens ne veulent pas être étiquetés comme tels. Il fallait donc que je réfléchisse à un langage qui soit positif, non stigmatisant. J'ai vu que dans certains cas, la forme peut apporter du sens, au même titre que la couleur. De là, j'ai cherché à traduire les couleurs en symboles simples."
"Dans les écoles, on donne aux enfants cinq tubes de gouache : les trois couleurs primaires, le noir et le blanc, qui permettent d'obtenir toutes les nuances. Je suis parti de là, en associant à chacune de ces couleurs un symbole." Miguel Neiva s'impose plusieurs contraintes : les formes doivent pouvoir se retenir facilement, mais aussi se marier aisément entre elles pour obtenir différentes tonalités. Enfin, ces formes doivent être universelles et ne pas avoir de caractère offensant selon les cultures. "Le langage doit être compréhensible par tous." Au final, de simples barres obliques, triangles et carrés blancs ou noirs permettent d'obtenir quelques dizaines de nuances.
RECONNAISSANCE SCIENTIFIQUE
Son alphabet obtenu après huit ans de recherches, Miguel Neiva, ne voulant pas que son projet demeure à l'état de thèse universitaire, multiplie les démarches pour diffuser le code. "J'ai d'abord dépensé tout mon argent pour protéger l'idée, en allant voir les plus grands spécialistes de la propriété intellectuelle au Portugal. L'un des avocats rencontrés m'a dit : 'Je vais faire mon possible. C'est un beau projet.'J'ai su après qu'il était daltonien lui-même !" L'étape suivante a été d'obtenir une reconnaissance scientifique, en participant à des congrès, en publiant dans des revues académiques. "Il me fallait cette caution scientifique pour mieux défendre le concept et me lancer dans la phase d'application."
De la mode à l'électronique, en passant par les festivals de musique, les champs d'application ne manquent pas, mais trois lui tiennent particulièrement à cœur : les transports, la santé et l'éducation. Dans les transports, et notamment les réseaux de métro, des études ont montré que plus de 50 % des usagers utilisaient les couleurs pour se repérer. Après Porto, Miguel Neiva est en discussion pour implanter son code sur d'autres réseaux, notamment dans le métro de Londres et celui de Sao Paulo.
Autre domaine clé : la santé. Miguel Neiva a mis au point un prototype de bracelets pour les urgences hospitalières qui utilisent un code couleur afin de trier les malades selon le degré de gravité de l'urgence, du vert au rouge (le classement de Manchester). Ses bracelets ne sont pas encore utilisés dans les hôpitaux portugais, car le ministère de la santé doit d'abord écouler les anciens bracelets déjà produits, mais le projet est en cours. "Les personnels de santé ne se trompent pas. Mais l'utilisation du code sur les bracelets peut rassurer les patients." En pharmacie, le champ des possibles est lui aussi gigantesque, notamment pour l'étiquetage des médicaments.
ColorADD est devenu une petite entreprise qui compte cinq partenaires et qui vit de la vente d'une licence d'exploitation. Libre aux entreprises d'utiliser le code selon leur volonté, à la simple condition d'utiliser la notice d'explication fournie par ColorADD, sur un catalogue ou au dos d'une boîte. "Le prix de la licence dépend de la taille de la compagnie et n'est pas le même pour une petite entreprise de Porto et pour une multinationale. Le prix est aussi calculé pour ne jamais être un frein."ColorADD ne perçoit pas ensuite d'intéressement à la vente des produits, mais bénéficie d'une mise en avant d'image.
PROCHAINE ÉTAPE : LES JO DE RIO
En revanche, dans le domaine éducatif, l'utilisation du code est gratuite. Miguel Neiva a mis sur pied une structure associative qui facilite son développement dans les écoles. "Cette dimension sociale est essentielle au projet car c'est souvent à l'école que les jeunes prennent conscience de leur daltonisme." La communauté éducative est très sensible à la question du daltonisme et ColorADD cherche toutes les possibilités d'utilisation : dans les manuels scolaires, dans le matériel utilisé pour faire des graphiques ou des dessins, dans des programmes informatiques...
"ColorADD ne sera jamais une solution pour tout. Je ne pourrai jamais mettre des symboles sur un beau paysage ou sur une œuvre d'art. Mais il permet de rendre la société plus sensible." Tous les jours, Miguel Neiva reçoit des dizaines de courriels du monde entier, de daltoniens - jeunes et moins jeunes -, de parents, auxquels il prend soin de répondre personnellement ou via la page Facebook du projet."Un jeune Argentin, Juliano, m'écrit régulièrement pour me raconter comment il progresse avec l'utilisation du code, explique le graphiste.Chaque fois que je reçois ses messages, je suis comblé."
Un grand chantier attend ColorADD ces prochaines années : sa probable utilisation aux Jeux olympiques de 2016 de Rio de Janeiro, dont Miguel Neiva a déjà rencontré les organisateurs. "C'est un projet colossal. Nous devons déceler tous les domaines où la couleur peut être importante dans cette manifestation, de l'identification des sièges dans un stade, à la couleur des badges et des brassards..." Avant de se lancer dans l'arène olympique, Miguel Neiva sera associé aux Jeux de la lusophonie organisés en 2013 en Inde. "La pression est forte. Comme je ne veux pas avoir à apporter de corrections après coup, il faut que tous les usages soient étudiés et testés avant. Si ça se passe bien, ce sera une belle carte de visite pour Rio." ColorADD est déjà utilisé sur la "lettre olympique", le manifeste du Portugal pour les JO de Londres. Une belle preuve de reconnaissance apportée par le pays à ce designer.
Mathilde Gérard (Porto, envoyée spéciale)