LE JARDIN PHILOSOPHE
18 février 2010
Du RIRE et de la FOLIE : DÉMOCRITE
C'est Démocrite qui, le premier, a fait du rire une pratique philosophique des plus éminentes, comme le montre le petit ouvrage attribué à Hippocrate : "Le rire et la folie", où l'on voit Démocrite, tenu pour fou à lier par ses concitoyens d'Abdère, se livrer à une immense hilarité cosmique, laquelle emporte comme un incendie toutes les turpitudes humaines. Rire gargantuesque avant l'heure, unique et dévastateur, qui balaie sans concession toutes nos représentations sociales, morales et métaphysiques dans un tourbillon quantique, facétieux et provocateur. De mémoire de Grec on n'avait jamais rien vu de pareil ! Une telle désinvolture, un tel mépris gaillard de toutes les conventions, une telle impertinence éthique ne pouvaient relever que de la psychiatrie, ou, au mieux, de quelque ivresse apollinienne ! On comprend le désarroi des Abdéritains qui se demandaient très sérieusement si le Sage était inspiré par la mania céleste ou s'il avait tout bonnement perdu la raison. Et comme par ailleurs Démocrite était un maître incontesté de la divination, de la prévision météorologique, du calcul savant, de la connaissance des astres et des éléments, de la médecine et de la géographie, comment comprendre un mélange aussi détonant de raison positive et de délire ? Charge à Hippocrate, le médecin des corps et des âmes, de démêler le vrai du faux, de poser un diagnostic éclairé et de soigner le malheureux.
On connaît la suite : appelé d'urgence, Hippocrate entreprend le long voyage d'Abdère, se met en quête du "malade", et trouve enfin notre homme dans une clairière, assis près de sa hutte, à ausculter le ventre de quelques oiseaux, prenant des notes, hochant la tête, se levant de son siège, se rasseyant, grave par moments, et soudain explosant d'un rire tumultueux. Les deux hommes font connaissance. Hippocrate fait part à Démocrite du but sa visite, bien décidé à exercer son art avec la dernière clairvoyance. Il parle, il écoute, il observe : n'est-il pas le premier médecin de Grèce, celui que l'on vient consulter des plus lointains rivages, sage entre les sages? Après quelques jours il retourne en ville. On l'attend, on le presse. Le couperet tombe : ce n'est pas Démocrite qui est fou, ce sont les habitants d'Abdère qui sont fous d'avoir méconnu l'authentique, l'irremplaçable génie qui, à deux pas de la ville, retiré en son jardin, sonde les profondeurs du mystère, fouille les entrailles de la nature pour exhiber enfin quelque savoir pour les hommes. "La vérité est dans l'abîme", et Démocrite est celui qui s'engage résolument dans les arcanes de la connaissance, pour en mesurer les chances, le possible et l'impossible.
Et le rire ? Et la folie déchaînée de ce rire ? Comment expliquer à ces pauvres d'esprit, engoncés dans leurs misérables certitudes, leur petites passions de gloire, de fortune et de plaisir, que l'existence commune n'est que servitude aux conventions, bassesse de l'âme, farcissure et pathologie, vaine espérance et crainte abjecte de la mort ? N'est-il pas risible de mettre tant de soins à acquérir des biens qu'on laissera tous à l'heure du trépas ? De fonder sa pauvre vie sur la réputation, les honneurs et les gages qui s'envolent plus vite que le vent ? De trembler dans l'orage comme devant Zeus en personne quand l'orage n'est autre chose qu'une soudaine accumulation d'énergie naturelle qui s'enfle et se défait comme une bulle ? N'y a-t-il pas de quoi rire devant le spectacle du pouvoir, des cultes, des sacrifices, des prières et des incantations ? Comédie de l'apparence, rivalité dérisoire, du vent, encore du vent !
Cruauté comique, cruauté mélancolique : si Démocrite annonce Aristophane, Térence, Érasme, Rabelais et bien d'autres, s'il inspire les futurs "moralistes" et fabulistes, il faut plutôt voire dans son délire extatique une version inédite d'Homère, qui parlait si bien du "rire inextinguible des dieux". Et de quoi peuvent bien rire les dieux si ce n'est de la fausse sagesse et de la suffisance infatuée des mortels.
Mais il y a plus. Le sage rit de lui-même, car rien ne lui permet de se situer hors du lot commun, et la connaissance éclairée ne change rien de fondamental : convention que le savoir, même le plus désintéressé, incertitude, approximation. Que faire? Verser des larmes amères, comme Héraclite ? Se jeter dans l'arène, et tant pis pour la vertu? Démocrite choisit de se retirer dans son bocage, à l'abri des regards indiscrets et des rumeurs de la ville, d'écouter les oiseaux, de contempler les nuages, de rédiger des traités sur la nature, et pour le reste de vivre selon les sages règles de l'"euthymie", cette forme supérieure et dépouillée de l'éthique.
Mélancolie disais-je, contre les interprétations courantes, mais mélancolie dépassée, épurée, retournée en allégresse tragique. N'est ce pas l'allégresse suprême que de comprendre qu'il n' y a rien à espérer, donc rien à craindre ? Que les dieux, ces purs éléments naturels, sont dans le vent, les nuages, la foudre et les vaste océan? Que l'Hadès et l'Olympe sont les purs produits de nos passions ? Que l'infini nous excède de toutes parts, en nous et hors de nous? Que naître et mourir sont des passages, combinaisons, modifications, et altérations de corps, que tout ce qui se perçoit et se pense est tourbillon d'atomes dans le vide infini? Et que nous ne savons rien, enfin, de cet immense univers, ou plutôt de ces innombrables univers dont nous sommes l'écume tremblante ? Que notre pensée même, et notre thymos, sont en relation impensable avec cet infini qui nous porte et nous emporte.
Sublime Démocrite ! Ton rire est bien plus qu'une ironie, qu'un sarcasme, qu'une provocation, qu'une hâblerie, d'une jouissance du ridicule et du dérisoire. C'est bien autre chose qu'une idiosyncrasie, qu'une humeur, qu'un pathos. Dans ce rire infini il y a le ventre, le cœur et la raison. Et plus encore, le Logos parvenu à l'expression absolue, à la seule adéquation d'excellence. Style de vie bien sûr, éthique de noblesse, physique de dévoilement, mais plus encore : à croire que l'intelligence cosmique, s'il en est une, se reflète, se magnifie, s'accomplit dans la conscience du sage.
Pour le dire abruptement : c'est rire ou mourir. Ultime réponse à l'énigme. Ni la crainte, ni l'espoir, ni même la Theoria, ni la sagesse, mais plutôt, par de là la sagesse elle-même, le Défi de l'absolu. Choix radical, définitif : ou bien la connaissance se rétracte sur elle-même, implose dans la mélancolie, ou elle se délivre et s'extasie dans le rire métaphysique.
Épicure se souviendra de cette leçon : "il faut tout ensemble rire et philosopher".
___________.
PS : si j'utilise ici le terme "métapysique" ce n'est certes pas au sens habituel où l'on désigne par là quelque arrière-monde intelligible, platonicien ou chrétien. Faute de terme adéquat j'entends par métaphysique une vision qui s'efforce de penser la totalité du Tout, sur un plan de pure immanence. Il faudrait en toute rigueur dire "physique" au sens de la Physis des Grecs, et au sens démocritéen, mais cela ne serait pas intelligible dans l'état actuel de notre langue, où "physique" désigne exclusivement la connaissance matérielle par opposition au psychique. Pour Démocrite, et Épicure bien sûr, il n' y a que des corps, composés d'atomes, la pensée y comprise.
18 février 2010
Du RIRE et de la FOLIE : DÉMOCRITE
C'est Démocrite qui, le premier, a fait du rire une pratique philosophique des plus éminentes, comme le montre le petit ouvrage attribué à Hippocrate : "Le rire et la folie", où l'on voit Démocrite, tenu pour fou à lier par ses concitoyens d'Abdère, se livrer à une immense hilarité cosmique, laquelle emporte comme un incendie toutes les turpitudes humaines. Rire gargantuesque avant l'heure, unique et dévastateur, qui balaie sans concession toutes nos représentations sociales, morales et métaphysiques dans un tourbillon quantique, facétieux et provocateur. De mémoire de Grec on n'avait jamais rien vu de pareil ! Une telle désinvolture, un tel mépris gaillard de toutes les conventions, une telle impertinence éthique ne pouvaient relever que de la psychiatrie, ou, au mieux, de quelque ivresse apollinienne ! On comprend le désarroi des Abdéritains qui se demandaient très sérieusement si le Sage était inspiré par la mania céleste ou s'il avait tout bonnement perdu la raison. Et comme par ailleurs Démocrite était un maître incontesté de la divination, de la prévision météorologique, du calcul savant, de la connaissance des astres et des éléments, de la médecine et de la géographie, comment comprendre un mélange aussi détonant de raison positive et de délire ? Charge à Hippocrate, le médecin des corps et des âmes, de démêler le vrai du faux, de poser un diagnostic éclairé et de soigner le malheureux.
On connaît la suite : appelé d'urgence, Hippocrate entreprend le long voyage d'Abdère, se met en quête du "malade", et trouve enfin notre homme dans une clairière, assis près de sa hutte, à ausculter le ventre de quelques oiseaux, prenant des notes, hochant la tête, se levant de son siège, se rasseyant, grave par moments, et soudain explosant d'un rire tumultueux. Les deux hommes font connaissance. Hippocrate fait part à Démocrite du but sa visite, bien décidé à exercer son art avec la dernière clairvoyance. Il parle, il écoute, il observe : n'est-il pas le premier médecin de Grèce, celui que l'on vient consulter des plus lointains rivages, sage entre les sages? Après quelques jours il retourne en ville. On l'attend, on le presse. Le couperet tombe : ce n'est pas Démocrite qui est fou, ce sont les habitants d'Abdère qui sont fous d'avoir méconnu l'authentique, l'irremplaçable génie qui, à deux pas de la ville, retiré en son jardin, sonde les profondeurs du mystère, fouille les entrailles de la nature pour exhiber enfin quelque savoir pour les hommes. "La vérité est dans l'abîme", et Démocrite est celui qui s'engage résolument dans les arcanes de la connaissance, pour en mesurer les chances, le possible et l'impossible.
Et le rire ? Et la folie déchaînée de ce rire ? Comment expliquer à ces pauvres d'esprit, engoncés dans leurs misérables certitudes, leur petites passions de gloire, de fortune et de plaisir, que l'existence commune n'est que servitude aux conventions, bassesse de l'âme, farcissure et pathologie, vaine espérance et crainte abjecte de la mort ? N'est-il pas risible de mettre tant de soins à acquérir des biens qu'on laissera tous à l'heure du trépas ? De fonder sa pauvre vie sur la réputation, les honneurs et les gages qui s'envolent plus vite que le vent ? De trembler dans l'orage comme devant Zeus en personne quand l'orage n'est autre chose qu'une soudaine accumulation d'énergie naturelle qui s'enfle et se défait comme une bulle ? N'y a-t-il pas de quoi rire devant le spectacle du pouvoir, des cultes, des sacrifices, des prières et des incantations ? Comédie de l'apparence, rivalité dérisoire, du vent, encore du vent !
Cruauté comique, cruauté mélancolique : si Démocrite annonce Aristophane, Térence, Érasme, Rabelais et bien d'autres, s'il inspire les futurs "moralistes" et fabulistes, il faut plutôt voire dans son délire extatique une version inédite d'Homère, qui parlait si bien du "rire inextinguible des dieux". Et de quoi peuvent bien rire les dieux si ce n'est de la fausse sagesse et de la suffisance infatuée des mortels.
Mais il y a plus. Le sage rit de lui-même, car rien ne lui permet de se situer hors du lot commun, et la connaissance éclairée ne change rien de fondamental : convention que le savoir, même le plus désintéressé, incertitude, approximation. Que faire? Verser des larmes amères, comme Héraclite ? Se jeter dans l'arène, et tant pis pour la vertu? Démocrite choisit de se retirer dans son bocage, à l'abri des regards indiscrets et des rumeurs de la ville, d'écouter les oiseaux, de contempler les nuages, de rédiger des traités sur la nature, et pour le reste de vivre selon les sages règles de l'"euthymie", cette forme supérieure et dépouillée de l'éthique.
Mélancolie disais-je, contre les interprétations courantes, mais mélancolie dépassée, épurée, retournée en allégresse tragique. N'est ce pas l'allégresse suprême que de comprendre qu'il n' y a rien à espérer, donc rien à craindre ? Que les dieux, ces purs éléments naturels, sont dans le vent, les nuages, la foudre et les vaste océan? Que l'Hadès et l'Olympe sont les purs produits de nos passions ? Que l'infini nous excède de toutes parts, en nous et hors de nous? Que naître et mourir sont des passages, combinaisons, modifications, et altérations de corps, que tout ce qui se perçoit et se pense est tourbillon d'atomes dans le vide infini? Et que nous ne savons rien, enfin, de cet immense univers, ou plutôt de ces innombrables univers dont nous sommes l'écume tremblante ? Que notre pensée même, et notre thymos, sont en relation impensable avec cet infini qui nous porte et nous emporte.
Sublime Démocrite ! Ton rire est bien plus qu'une ironie, qu'un sarcasme, qu'une provocation, qu'une hâblerie, d'une jouissance du ridicule et du dérisoire. C'est bien autre chose qu'une idiosyncrasie, qu'une humeur, qu'un pathos. Dans ce rire infini il y a le ventre, le cœur et la raison. Et plus encore, le Logos parvenu à l'expression absolue, à la seule adéquation d'excellence. Style de vie bien sûr, éthique de noblesse, physique de dévoilement, mais plus encore : à croire que l'intelligence cosmique, s'il en est une, se reflète, se magnifie, s'accomplit dans la conscience du sage.
Pour le dire abruptement : c'est rire ou mourir. Ultime réponse à l'énigme. Ni la crainte, ni l'espoir, ni même la Theoria, ni la sagesse, mais plutôt, par de là la sagesse elle-même, le Défi de l'absolu. Choix radical, définitif : ou bien la connaissance se rétracte sur elle-même, implose dans la mélancolie, ou elle se délivre et s'extasie dans le rire métaphysique.
Épicure se souviendra de cette leçon : "il faut tout ensemble rire et philosopher".
___________.
PS : si j'utilise ici le terme "métapysique" ce n'est certes pas au sens habituel où l'on désigne par là quelque arrière-monde intelligible, platonicien ou chrétien. Faute de terme adéquat j'entends par métaphysique une vision qui s'efforce de penser la totalité du Tout, sur un plan de pure immanence. Il faudrait en toute rigueur dire "physique" au sens de la Physis des Grecs, et au sens démocritéen, mais cela ne serait pas intelligible dans l'état actuel de notre langue, où "physique" désigne exclusivement la connaissance matérielle par opposition au psychique. Pour Démocrite, et Épicure bien sûr, il n' y a que des corps, composés d'atomes, la pensée y comprise.