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lundi 22 février 2010





Livres 18/02/2010

Maladies du lien

Critique


Alain Ehrenberg analyse les rapports entre l’individu autonome et la société


Par ROBERT MAGGIORI

Alain Ehrenberg La Société du malaise
Odile Jacob, 440 pp., 23,90 €


La chose est tellement habituelle que nul ne la remarque plus : l’application au domaine social de notions psychologiques, psychanalytiques, voire psychiatriques. La psychologie se rapporte à l’«âme» (psyché), mais on fait comme si, outre l’individu, la société en avait une. Aussi parle-t-on de malaises sociaux, de sociétés en bonne ou mauvaise santé, de dépression, de «crise de croissance», sinon de sinistrose, pour dire que l’horizon est sombre, quand la notion désigne l’état mental de certains accidentés qui majorent névrotiquement les traumatismes subis. Au demeurant, il n’y a là rien de grave - à ceci près qu’une telle «psychologisation» laisse entendre que, de même que les maladies qui frappent les individus arrivent «objectivement», sans que personne ne l’ait voulu, de même les maux qui atteignent les sociétés ne sont de la responsabilité de personne.

Amphétamines. Il serait néanmoins absurde de soutenir que la façon dont les individus entendent mener leur vie, ou sont empêchés de le faire, n’influe en rien sur la nature et les formes que tour à tour prend une société, et que les conflits qui agitent une société, ses perspectives ou son absence de perspectives, son (in)aptitude à redistribuer égalitairement les richesses, les valeurs qu’elle produit ou les idéaux qu’elle poursuit, n’ont aucun impact sur la façon dont les individus vivent, souffrent, sont heureux ou tirent le diable par la queue. Mais en quel sens peut-on dire que la société crée des souffrances psychiques ?

Syndrome associé à certaines maladies mentales, la dépression s’est peu à peu muée en simple «trouble», sinon un état d’âme, si diffus, sous forme de «déprime» ou de «stress», qu’il a fini par être la cause ou l’effet de la plupart des difficultés qu’on rencontre dans l’existence. Déjà dans la Fatigue d’être soi (1998) Alain Ehrenberg montrait le parallélisme entre ces mutations et celles des superstructures sociales. Jusqu’aux années 70, les conflits que l’individu devait affronter le conduisaient presque toujours à l’opposition entre son désir et les normes morales ou sociales qui en empêchaient la réalisation. La dépression «de type névrotique» pouvait alors tenir soit à l’abattement et à la tristesse de ne pas trouver une médiation entre le permis et l’interdit, soit, si on transgressait les règles, à un sentiment de culpabilité. Lorsque l’étau de ce qui est interdit se desserre, avec la révolution culturelle, éthique ou sexuelle qu’entraîne Mai 68, lorsque s’affirme la créativité, la liberté d’initiative, et s’imposent dans la société, comme effets pervers, les valeurs de «performance» et de réussite à tout prix, l’individu est confronté à une nouvelle opposition, entre possible et impossible. Si bien que la dépression change de sens : elle n’est plus douleur morale, perte de la joie de vivre, mais «pathologie de l’action», inhibition, sentiment de ne pas pouvoir «suivre» ou «être à la hauteur», échec, conscience malheureuse de sa propre insuffisance devant ce qu’il serait possible de faire et qu’on n’arrive pas à faire, ce que les autres (la famille, les amis, mais aussi les chefs de service, les contremaîtres, les patrons) attendent de nous et qu’on ne parvient pas à leur donner - comme le saisit très vite l’industrie pharmaceutique, fournissant à foison antidépresseurs psychotoniques ou désinhibiteurs, analeptiques, amphétamines, énergisants et autres.

Tenant compte du fait, toujours plus patent, que «santé mentale, souffrance psychique, émotions se sont installées, en relativement peu d’années, au carrefour de la psychologie, des neurosciences etde la sociologie», Alain Ehrenberg, dans la Société du malaise, décrit les facteurs qui, dans les dernières décennies, ont encore accru le rôle que «l’assertion personnelle et l’affirmation de soi» jouent dans les processus de socialisation, «à tous les niveaux de la hiérarchie sociale». Principalement, ce sont «les valeurs rassemblées par le concept d’autonomie» qui se sont renforcées. Aussi Ehrenberg se propose-t-il de «rendre compte des changements qui érigent les notions de subjectivité et d’autonomie, aujourd’hui systématiquement associées, en concepts clés de nos sociétés». Ceci l’oblige à tresser les catégories du social à celles de la psychologie, de la psychanalyse et de la psychiatrie, dans la mesure où le «langage de l’affect», qui «se distribue entre le mal de la souffrance physique et le bien de l’épanouissement personnel ou de la santé mentale», et qui est celui par lequel se traduit l’«individuel», est également, désormais, celui que se donne la vie sociale, laquelle, en raison justement de sa psychologisation ou sa biologisation, n’a jamais aussi bien porté son nom. Quand «la référence à l’autonomie domine les esprits», et quand chacun sait que, pour devenir lui-même, il ne doit compter que sur sa propre initiative, la question «suis-je capable de le faire ?» devient décisive, et, n’étant portée que par soi, peut aboutir à une «insuffisance dépressive». Cette idée en cache une autre : celle de la disparition du lien social, laquelle, à son tour, laisse entendre que «la vraie société, c’était avant», et que «les souffrances seraient causées par cette disparition de la vraie société, celle où il avait de vrais emplois, de vraies familles, une vraie école et une vraie politique, où l’on était dominé, mais protégé, névrosé, mais structuré». L’une des hypothèses de la Société du malaise est que ce topos relève de sociologies individualistes, lesquelles caractérisent l’autonomie «par la série personnel-psychologique-privé», et posent l’équation «montée de l’individualisme = déclin de la société», équation dont la fausseté serait révélée si on élaborait une sociologie de l’individualisme. «Ce n’est pas parce que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est moins sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement.»

Souffrance. Pour montrer le passage d’une sociologie individualiste à une sociologie de l’individualisme, qui tiendrait compte du changement de statut social de la souffrance psychique et des «pathologies de l’idéal» qui l’accompagnent, Ehrenberg utilise une méthode à la fois pluridisciplinaire (sociologie, psychopathologie, psychanalyse, morale, politique) et comparatiste, en suivant parallèlement la manière américaine («là-bas le concept de personnalité est une institution») et la manière française («l’appel à la personnalité apparaît comme une désinstitutionnalisation») de «nouer afflictions individuelles et relations sociales troubles». Il en résulte un véritable «tableau clinique» de la société et de l’individu contemporains, des pathologies sociales, qui «sont sociales en ce qu’elles unissent le mal individuel et le mal commun».


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