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lundi 22 février 2010



Critique
"L'Esprit malade. Cerveaux, folies, individus", de Pierre-Henri Castel : maux d'esprit
LE MONDE DES LIVRES | 11.02.10 |

Le dernier livre du philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel inaugure une nouvelle collection aux éditions Ithaque, et ce à tous les sens du terme : il en constitue le premier ouvrage, mais l'on veut aussi penser qu'il saura lancer un nouveau style de philosophie de l'esprit en langue française. Au premier abord, pourtant, ce recueil d'essais intitulé L'Esprit malade ne semble que procéder à l'interminable élucidation d'une tautologie, que l'on pourrait ainsi résumer : dans la "maladie mentale", ce qui est malade... c'est le mental. Ou si l'on préfère, l'esprit. Une tautologie, certes, mais en rien une évidence.

Car cette thèse va à l'encontre de la position dominante dans les neurosciences, pour laquelle l'esprit n'est rien d'autre que l'ensemble des activités neuronales. Et elle ne refuse pas moins le point de vue inversement étroit qui voit dans l'accusation de folie l'effet des relations de pouvoir, et dans toute psychiatrie une pseudoscience qui "produit le malade mental... comme l'objet sur qui s'exerce son pouvoir normatif". Tel est le reproche que l'auteur adresse à Michel Foucault dans ce livre à l'argumentation remarquablement serrée.

Selon Castel, il faudrait plutôt "mettre sur la table de travail des psychiatres les questions de philosophie de l'esprit", et comprendre que le "mental" comme tel a une consistance théorique et pratique, qui se joue dans les intersections entre le cérébral et l'insertion sociale du sujet. Certes, il est faux de dire que l'esprit, c'est le cerveau ; mais il ne l'est pas moins de croire que les mentalités et les représentations "flottent tel l'esprit de Dieu sur les eaux au-dessus du réel" des mécanismes neurobiologiques. Ainsi, pour résumer d'un mot ce livre, L'Esprit malade "s'efforce de tenir les deux bouts de la chaîne, entre le déterminisme moléculaire et génétique et la vie de relation des êtres humains".

L'érudition et la finesse que déploie l'auteur pour esquisser ce programme de recherche sont renversantes. On songe par exemple au premier chapitre, consacré à l'analyse des modèles animaux utilisés par la psychiatrie biologique pour exhumer les origines strictement organiques de certaines pathologies humaines. A l'essai traitant du syndrome de Gilles de la Tourette. Ou encore à sa passionnante réévaluation du débat concernant les mécanismes complexes pouvant inhiber chez les schizophrènes "le sentiment normal d'être soi" et la conscience d'être l'auteur de ses propres actions, les livrant à l'expérience effroyable "d'être agi" par un autre.

Mais c'est peut-être dans le chapitre intitulé "La honte irréductible" que se donne le mieux à voir la méthode de l'auteur. Il y prend tout d'abord en compte une certaine position naturaliste, qui ramène la honte, cet affect éminemment moral, à un simple comportement psychobiologique trouvant sa source dans le "comportement de soumission" des primates. Puis il considère certaines évolutions fortement réductionnistes de cette thèse, qui s'efforcent de présenter la honte comme un pur mécanisme neurophysiologique - lié par exemple à des variations du taux de sérotonine. Mais il fait par ailleurs valoir qu'en rester à un tel discours reviendrait à priver de toute signification le concept même de honte, qui, qu'on le veuille ou non, fait partie de notre langage et y joue même un rôle essentiel. "En somme, si des conditions naturelles déterminent la honte, il n'y a pas, en soi, de honte à avoir honte." Il serait vain de se priver de l'information qu'apportent sur nos sentiments l'éthologie ou la neurobiologie, par exemple. Mais ne pas adosser ce savoir à une analyse logique et linguistique de nos usages effectifs de cette notion, ce serait renoncer à comprendre "la fonction que j'attribue à la honte dans mes interactions avec autrui, ou, plus troublant encore, dans ma propre conscience morale".

"Force d'interpellation"

On comprend que Pierre-Henri Castel avance sur une corde de funambule. Car il s'impose en permanence l'exigence d'analyser d'un seul tenant et dans le même réseau de concepts des facteurs extrêmement divers : les causalités purement matérialistes qui rattachent les troubles mentaux aux dysfonctionnements neurologiques (et éventuellement à leurs racines dans la biologie de l'évolution) ; le système logique des symptômes classifiés par le clinicien ; la "grammaire" (au sens de Wittgenstein) selon laquelle se formule la plainte des patients ; les systèmes symboliques collectifs avec lesquels les malades se débattent et à travers lesquels autrui (notamment le thérapeute) cherche à donner sens à leurs "interpellations" ; ou encore les institutions sociales qui régulent ces relations et conditionnent ces actes de parole.

C'est que l'enjeu est de taille. Il ne concerne pas seulement la rigueur théorique mais l'efficacité et même l'éthique du traitement. Croire que la souffrance psychique n'est que la manifestation externe des altérations de la substance nerveuse, c'est réduire le fou à son cerveau, oublier d'écouter son langage, "raboter la force d'interpellation de l'expérience psychotique". Mais, inversement, ne voir dans les "assignations en folie" que les manœuvres du pouvoir, comme le voudrait une certaine vulgate foucaldienne, c'est négliger que la psychiatrie n'est pas animée uniquement, sinon manipulée, par des normes sociales ou politiques : elle s'efforce aussi de construire des normes scientifiques. Selon Castel, ces deux erreurs symétriques ignorent le sens que les protagonistes donnent à leurs actions.

Le brassage d'autant de disciplines et de ressources rend le discours parfois labyrinthique, et la lecture doit se faire exigeante et patiente, mais Castel ne verse jamais dans le confusionnisme. Au contraire, son livre, souvent pointu, parfois aride, trouve sa cohérence secrète dans la manière dont il travaille en permanence certains des grands problèmes traditionnels de la philosophie pure, qu'il contribue à rajeunir. Telle la vieille question des relations entre le corps et l'esprit (récemment rebaptisée "mind-body problem" par les Anglo-Saxons), de la nature de la conscience de soi, ou encore du rapport de la pensée au langage. A ce titre, on ne saurait mieux que Pierre-Henri Castel démontrer en acte que, si "l'humanité est une expérimentation continuelle" comme il l'écrit, il en est de même de la vraie philosophie.

L'ESPRIT MALADE. CERVEAUX, FOLIES, INDIVIDUS de Pierre-Henri Castel. Ithaque, "Philosophie, anthropologie, psychologie", 352 p., 25 €.

Stéphane Legrand
Article paru dans l'édition du 12.02.10



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