Les dessins chantants d'Adolf Wölfli, un fou génial
14.04.11
La vie d'Adolf Wölfli tient en peu de dates. Il naît en 1864, à Bowil, en Suisse, dans une famille proche de la misère. A partir de 1873, son père ayant quitté sa famille et sa mère étant morte, l'orphelin va de ferme en ferme, valet voué aux punitions. En 1890, il est condamné à deux ans de prison pour tentatives de viol sur mineures. En 1895, après une autre tentative de viol, il est enfermé pour schizophrénie à l'hôpital psychiatrique de la Waldau, à Berne. Il y demeure jusqu'à sa mort, en 1930.
Wölfli aurait dû disparaître dans l'anonymat, comme presque tous les internés. Deux raisons l'en préservent. L'une est simple : Wölfli bénéficie de l'attention de médecins aux méthodes remarquablement avancées pour leur époque. Au moment de son internement, ils lui demandent d'écrire le récit de sa vie et cet exercice autobiographique initie cet homme sans éducation à une forme de création, l'écriture et le dessin, dont il ne s'était jamais approché.
En 1907, un jeune psychiatre, Walter Morgenthaler, est affecté à la Waldau. Il devient l'interlocuteur de Wölfli et le premier commentateur de ses travaux, au point de lui consacrer une étude en 1921. Cet essai, Un malade mental en tant qu'artiste, attire l'attention de quelques esprits remarquables, Lou Andreas-Salomé ou Rainer Maria Rilke. En 1945, c'est encore grâce à Morgenthaler que Jean Dubuffet a connaissance de Wölfli et en fait l'une des figures centrales de son "art brut".
L'autre cause est beaucoup plus difficile à analyser. C'est pour elle que Morgenthaler s'est passionné pour Wölfli et qu'aujourd'hui l'exposition de plus de 150 de ses oeuvres à Villeneuve-d'Ascq se visite avec la certitude de se trouver en présence de quelque chose de profondément exceptionnel. Cette raison, c'est la capacité très peu explicable dont Wölfli, "fou" et autodidacte, fait preuve pour développer une oeuvre graphique d'une abondance, d'une singularité et d'une complexité prodigieuses.
Il se met à dessiner vers 1899. En prison, donc. Les plus anciennes feuilles conservées datent de 1904. En noir et blanc, la composition est commandée par des figures régulières, avec répétitions et symétries de cercles, rosaces, spirales et frises. Dans les interstices, de petites scènes sont glissées, comme sur un portail roman. Des zones sont traversées par des portées musicales, mais sans notes. Dans cette période, Wölfli se qualifie néanmoins de " compositeur".
A partir de 1907, des changements s'opèrent. Les crayons de couleur deviennent la règle. Les éléments figuratifs se multiplient et Wölfli, pour les ordonner, prend pour schémas la carte géographique et le diagramme géométrique. Les portées se chargent de notes, selon un système d'écriture musicale - il a été récemment décrypté. Phrases, mots et chiffres se rangent en lignes et colonnes. Leurs fonctions sont tantôt narratives, tantôt symboliques - d'un symbolisme personnel et hermétique.
La cohérence est à la fois évidente et peu pénétrable. Elle se mesure à la volonté de Wölfli de créer par cycles : les 3 000 pages de son autobiographie fictive Du berceau au tombeau de 1908 à 1912, les Cahiers géographiques et algébriques de 1912 à 1918, les Cahiers avec chants et danses - 7 000 pages environ achevées vers 1922, les Albums-cahiers de danses et de marches de 1924 à 1928 et enfin la Marche funèbre, plus de 8 000 feuilles exécutées jusqu'à sa mort.
Ces oeuvres sont à regarder et à déchiffrer longuement. Elles sont aussi à scander et à chanter : à cause des notes, mais aussi à cause des mots inventés et des onomatopées qui les parsèment. Quand on s'y essaie, l'effet obtenu rappelle les poèmes qui s'entendaient au cabaret Voltaire, à Zurich, au temps de dada, et la Ursonate phonétique de Kurt Schwitters, écrite entre 1921 et 1932. Schwitters ne connaît pas Wölfli - et réciproquement évidemment. Mais ils traitent le langage de façon aussi libre et étrangement lyrique l'un que l'autre.
Ce n'est qu'un des points sur lesquels Wölfli se trouve proche des avant-gardes. L'exposition consacre une large place à ce qui est méconnu : les collages. A partir de 1917, en puisant dans de vieilles revues et dans les journaux du temps, suisses le plus souvent, Wölfli perfectionne un art précis du montage et des collisions d'images qui ne peut être comparé qu'à celui de dada. Hannah Höch, Raoul Hausmann et Max Ernst apparaissent comme ses vrais contemporains.
Le "fou" Wölfli succombe comme eux à la fascination pour les illustrations et les réclames - une fascination qui, comme la leur, s'inverse vite en dérision. Dans la plupart de ses collages, le détournement glisse au comique ou à la satire. On ne peut croire un instant que l'auteur de telles constructions visuelles agisse dans un état d'inconscience ou de démence.
L'oeuvre en apporte une autre preuve, indirecte. Dans les années 1920, la notoriété de Wölfli commence à se répandre et les commandes à affluer. Il divise alors délibérément sa production en deux parties : le Brotkunst - art alimentaire - d'une part, dans le style de ses créations antérieures, et ses Cahiers intimes de l'autre. Un artiste n'aurait pas agi autrement.
"Adolf Wölfli Univers", LAM, 59 650, Villeneuve-d'Ascq. Tél. : 03-20-19-68-88. Du mardi au dimanche de 10 heures à 18 heures. Entrée 10 €. Jusqu'au 3 juillet.
Philippe Dagen