Par Alice Raybaud Publié le 06 janvier 2024
Dans un livre à paraître le 11 janvier à La Découverte, Alice Raybaud, journaliste au « Monde », raconte des vies adultes construites sur l’amitié et s’interroge sur la révolution que cela entraîne.
« Nos puissantes amitiés. Des liens politiques, des lieux de résistance », d’Alice Raybaud (La Découverte, 320 pages
[Quelle place occupe l’amitié dans nos vies d’adultes ? Alors que ce lien est censé s’effacer peu à peu devant le couple et la famille une fois la jeunesse terminée, Alice Raybaud a enquêté sur le choix de militer, d’habiter, de faire famille et même de vieillir entre amis… Pour la journaliste du service Campus du « Monde », l’amitié revient en force, offrant une alternative de vie face au système patriarcal capitaliste et une source d’émancipation. A partir d’entretiens, d’études sociologiques ou philosophiques, elle signe un ouvrage intitulé « Nos puissantes amitiés » (La Découverte), qui incite à replacer ce lien intime et politique au centre de nos vies.]
Bonnes feuilles. Depuis que je me penche sur le vaste enjeu de nos relations amicales, et que, pour les besoins de cet ouvrage, en traquer les moindres mentions s’est mué en obsession, je n’ai pu que le constater : l’amitié est une relation souvent passée sous silence, peu valorisée. Nos liens amicaux sont, dans nos sociétés occidentales, généralement considérés comme secondaires, voire sacrifiables au profit du couple et de la famille, en particulier une fois la jeunesse étudiante passée. Enfant et adolescent·e, il paraît encore normal de passer beaucoup de temps avec ses ami·es. C’est même selon ce critère que se définit en partie, à ces âges, la valeur sociale de chacun·e. Mais, au-delà de cette période, trop s’investir dans ses liens amicaux, ce serait rester un·e éternel·le ado, un·e « adulte manqué·e » aux habitudes de vie trop immatures pour être prises au sérieux.
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Nombreux sont pourtant celles et ceux qui ne se contentent plus de cette position subalterne dans laquelle le monde social entend cantonner leurs amitiés. Depuis 2018, je documente pour le journal Le Monde les différentes jeunesses et ce qu’elles font bouger dans la société. C’est à partir de cette vigie que j’ai vu, ces deux dernières années, se former les prémices d’une vague sur ce terrain de l’amitié ; l’envie de plus en plus affirmée par une partie de la jeunesse de faire sauter les hiérarchies relationnelles, d’interroger la prééminence donnée à l’amour romantique, d’assumer un rapport plus distancié avec la sexualité, de repenser la manière de vivre d’autres liens d’intimité.
A force d’explorer ces enjeux, il m’est apparu que ces questionnements dépassent même largement la seule génération à l’orée de la trentaine. Et que ce qui peut paraître très nouveau ne l’est pas tant : des personnes qui nourrissent des modes de vie hors des sentiers battus de la seule famille nucléaire, il y en a toujours eu. Ce qui change peut-être, c’est le désir grandissant de revendiquer ces relations amicales, de questionner de plus en plus bruyamment leur invisibilité, comme un fait non pas seulement personnel mais politique. De célébrer pleinement ces liens qui n’apparaissent pas sur les états civils, qui ne connaissent aucun rite public. J’ai acquis la conviction qu’il y avait un mouvement à raconter.
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Repenser la place de l’amitié dans nos vies, c’est interroger les préceptes qu’on nous a enseignés, les alliances qu’on nous encourage à former et à rechercher, les maigres bases sur lesquelles on nous accorde de nous appuyer. Et si, finalement, c’était de là qu’une véritable révolution de l’intime pourrait surgir ?
Les trois jeunes maraîchers sortent fourbus de leur rendez-vous. Un peu assommés par le casse-tête juridique auquel ils ont dû s’employer pendant plus de deux heures, en compagnie d’un juriste agricole, pour affiner leurs statuts. (…) « Ce n’est pas la partie la plus glamour de l’aventure, mais c’est aussi la réalité », s’amuse Hugo, de retour, avec Marianne et Estelle, dans la salle à manger. Un peu plus tôt, les habitant·es de la maison y avaient partagé leur repas, assis·es autour d’une grande table de ferme en bois digne d’une famille nombreuse. D’énormes saladiers de carottes râpées et de multiples plats de gratin de pomme de terre y avaient été posés. Il n’en fallait pas moins : ils sont dix, ami·es de longue date et autour de la trentaine, à vivre ici.
En 2021, ils ont acheté ensemble une vieille ferme à Plozévet, dans le Finistère, avec l’envie d’associer leurs énergies pour construire une aventure collective dans le travail de la terre. Ils étaient écologues, ingénieur, boulangers, technicienne de rivière, en écoconstruction ou dans l’événementiel, médiateur scientifique ou encore botaniste. (…) Et si, des membres du collectif de la Tête-Bêche, beaucoup étaient attiré·es depuis longtemps par le travail de la terre, aucun·e n’aurait envisagé se lancer seul·e dans l’agriculture. « C’est un métier très dur, très exigeant en termes d’horaires, très prenant physiquement, et financièrement difficile, souligne Marianne. Le collectif permet d’avoir une certaine ouverture et de se soutenir pour ne pas flancher : certain·es d’entre nous sont davantage préposé·es pour le moment au maraîchage, mais on veut se partager les coups de bourre, les moments plus intenses de cette activité très saisonnière. » En se divisant la charge mentale, ils s’assurent aussi de pouvoir prendre des week-ends, et même des congés.
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Mais, dans cette bande d’ami·es, une autre évidence sous-tendait le désir de s’installer ensemble sur le long terme : aucun d’eux ne voyait dans l’imaginaire du pavillon individuel un idéal d’avenir. « On n’avait pas du tout la volonté de s’isoler chacun·e dans sa maison, avec son petit jardin, la trentaine arrivée. Regrouper les habitats, ça avait des avantages économiques et écologiques qui nous intéressaient, et incarnait une alternative qu’on souhaitait porter », m’explique Julien. Longtemps le modèle du rêve occidental par excellence, synonyme de réussite ou d’ascension sociale largement véhiculé par la pop culture, la maison individuelle, où cohabitent papa-maman-bébé-et-le-chien, est-elle désormais appelée à être remise en cause par les crises économiques et climatiques ? (…) Dans Quotidien politique, la sociologue Geneviève Pruvost fait d’ailleurs le lien entre la montée du capitalisme moderne, dans les années 1950‑1960, et l’extension à toutes les couches sociales de la norme de la famille nucléaire installée dans son logement séparé, où elle accumule ses propres équipements – dont certains dorment dans le garage toute l’année pour n’être utilisés qu’une ou deux fois, et encore.
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Sortir de ce modèle a des effets écologiques très directs. « L’addition d’un membre à une maisonnée réduit les émissions de 6 % par personne », constate ainsi l’autrice Gabrielle Anctil, citant les travaux de 2018 de trois économistes étatsuniens. Cette Québécoise vit elle-même depuis une quinzaine d’années dans ce qu’elle nomme une « communauté intentionnelle », c’est-à-dire un lieu de vie où elle cohabite avec plusieurs êtres aimés qui partagent une « vision collective ». Dans l’immeuble montréalais où elle partageait déjà un appartement avec plusieurs ami·es, d’autres de ses proches ont réussi à louer peu à peu quatre des appartements voisins, pour accoucher de cette communauté de vie.
Au quotidien, très pratiquement, cela veut dire qu’ils peuvent se contenter de deux machines à laver pour cinq appartements comme d’une poignée de petits électroménagers. L’achat de la nourriture peut aussi se faire en gros, réduisant ainsi les coûts et les déchets liés à l’emballage. Constatant que la mutualisation de l’habitat peut permettre de répondre à la fois à ces considérations environnementales, à la problématique de l’isolement et à celle de la pauvreté, ou encore à la crise prégnante du logement, Gabrielle Anctil s’étonne de la mauvaise presse qui en est encore faite dans nos sociétés occidentales. « Vivre en communauté est aujourd’hui considéré comme une drôle d’idée », alors même que le cohabitat est, comme elle le rappelle, un modèle à la fois très ancien (depuis l’Europe médiévale jusqu’à nombre de communautés autochtones comme les Iroquois d’Amérique du Nord) et répandu au sein de certains territoires et cultures (au Danemark notamment).
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Si de votre côté l’idée de vivre collectivement avec des inconnu·es, comme le propose une offre d’habitats partagés qui se développe (extrêmement timidement au demeurant), n’est pas votre tasse de thé, penser la vie à l’échelle d’un groupe d’ami·es plutôt qu’à l’échelle du couple peut permettre d’imaginer une autre organisation, à certains égards moins absurde, de nos espaces comme de la gestion du quotidien. Certain·es s’engagent ainsi déjà dans une troisième voie, qui consiste à partager avec des ami·es une partie de leur habitat. Dans ces modèles, sur une même propriété ou dans un même immeuble, chaque habitant·e peut conserver des espaces individuels selon ses besoins, tout en mutualisant une cuisine, la buanderie, le garage et ses outils, ou une chambre d’ami·es pour recevoir des proches, et même pourquoi pas des moyens de locomotion. Cela ouvre aussi la possibilité de partager des sources de subsistance sans avoir à trop y consacrer de temps individuellement, comme un potager que l’on peut entretenir à plusieurs.
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[Dans la communauté de Gabrielle Anctil], la solidarité économique mise en place va plus loin, permettant de financer collectivement les études de certain·es ou laissant la possibilité à d’autres de s’impliquer dans des emplois peu rémunérés mais utiles pour la société locale (dans l’associatif notamment). Elle fonctionne comme un « filet » de protection pour ses membres, en particulier en période de crise (sociale, sanitaire comme personnelle). Gabrielle Anctil parle de ce modèle comme d’un « luxe inestimable » : « Quand j’ai décidé de devenir travailleuse autonome à temps plein, il y a quelques années, je n’ai pas eu à réfléchir à deux fois. Si les contrats venaient à manquer, la communauté serait là. »
Car c’est bien aussi un autre rapport à l’argent, tout comme au travail lui-même, que charrient ces alliances amicales. « Remettre l’amitié au centre de sa vie, cela décale la question de la vie professionnelle et de la carrière », me raconte également Clément, lorsque je le rencontre près de Lyon avec les cinq amis avec lesquels il vit, des hommes dans la trentaine. Leur rendre visite, c’est déjà en prendre plein les mirettes : (…) ces garçons-là ont de toute évidence pris au pied de la lettre l’idéal de « vivre autrement », puisque c’est en effet dans un petit château fort du XIIIe siècle, en partie rénové et mis en location, qu’ils habitent depuis deux ans. (…) Dans la cour baignée de soleil, ils m’expliquent qu’ils cherchent désormais à acheter un lieu ensemble. A huit cette fois : les six garçons et deux autres amies, Fanette et Julie, qui partagent une relation romantique avec deux des membres de la bande et sont déjà intégrées à celle-ci à part entière.
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Aujourd’hui, ils et elles sont dans la restauration, prof d’informatique, réalisateurs de documentaires et de vidéos d’entreprise, chef de projet, animateur socioculturel… Et si leur projet de déménagement leur impose de quitter leur poste, voire de changer de métier, ces ami·es y sont prêt·es. L’idée que leur vie en amitié était vouée à primer sur tout le reste avait, d’ailleurs, déjà été d’actualité lorsqu’ils avaient décidé de s’éloigner de Lyon, en s’installant au château. « On s’est dit : allons-y, on verra sur place ce qu’on pourra faire, quitte à prendre des emplois qui n’ont rien à voir avec nos études ou notre niveau de diplôme. Le plus important pour nous est de vivre ensemble », raconte Clément.
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Par cette vie en commun, ils repensent aussi de façon intéressante l’expérience de l’amour romantique, puisque deux duos amoureux se trouvent dans ce groupe. « Je le vois un peu comme une réinvention du modèle de la relation amoureuse que de la vivre à l’intérieur d’un collectif », souligne Jules, qui connaît Fanette depuis trois ans. Il a sciemment choisi la vie entre amis pour éviter tout repli sur le couple, où il est conscient que peuvent se jouer des relations de dépendance néfastes. « J’aime bien aussi l’idée que Fanette fasse partie du collectif de copains en tant qu’amie : j’ai ces deux relations avec elle, amicale et amoureuse. »
Lui et Fanette n’ont jamais envisagé la vie à deux, ne ressentant souvent pas même l’envie de se penser comme une entité de couple. « Dans cette maison, on pourra partager un bout de vie quotidienne, tout en ayant chacun notre indépendance au sein de ce collectif », poursuit Fanette. (…) Ils se projettent d’ailleurs avec chacun·e leur propre chambre dans leur futur habitat. « Cela permet d’éviter le fait d’être obligé·es de se retrouver le soir, de prévenir les obligations du couple traditionnel, ou si tu t’engueules tu dois absolument te réconcilier car tu vas dormir ensemble », pointe Jules.
De leur côté, Clément et Julie, en couple depuis six ans, ont plutôt dans l’idée de conserver un espace d’intimité pour eux deux au sein de l’habitat partagé. S’aménager une sorte d’unité privée avec une chambre et une cuisine un peu à l’écart, tout en vivant pleinement le collectif, qu’ils voient comme une chance (…) Toutes ces combinaisons, plurielles, et profondément joyeuses et fertiles, semblent possibles dans le lieu que le groupe de huit convoite. Au moment où j’écris ces lignes, j’ai en effet de leurs nouvelles, et ils pensent avoir trouvé leur perle rare : une très grande maison au centre d’un village dans le Sud-Isère, au pied du Vercors.
Nos puissantes amitiés. Des liens politiques, des lieux de résistance », d’Alice Raybaud (La Découverte, 320 pages,
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