Par Anne-Françoise Hivert Publié le 10 janvier 2024
Le nombre de plaintes déposées par des professeurs a doublé en dix ans, sur fond d’une dégradation de leurs conditions de travail, propice à un climat de tension.
L’incident a eu lieu le 5 mai 2023. Pendant la récréation, dans un collège public de Höör, une petite ville au sud de la Suède, un élève de 16 ans en tourmente un autre, plus jeune que lui. Témoin de la scène, Paul Carlback, professeur de suédois et d’anglais, intervient. Le harceleur ricane et prétend appeler la police, pour le dénoncer. Puis il se lève, lance à l’enseignant qu’il va le « boxer » et lui envoie un coup dans la poitrine. Paul Carlback pousse le garçon contre une armoire et le retient quelques instants.
Fin novembre, l’élève a été condamné, en première instance, pour « menace contre un fonctionnaire », un délit qui protège le corps enseignant depuis 2023. L’adolescent va devoir verser 10 000 couronnes (890 euros) de dommages et intérêts à son professeur. Mais Paul Carlback reste sans emploi : en plus de le dénoncer à la justice – une plainte rapidement classée sans suite –, la direction de son collège l’a licencié.
Si l’affaire est particulièrement choquante, elle est loin d’être une exception dans un pays où le nombre de plaintes déposées auprès de l’Office suédois de l’environnement au travail (Arbetsmiljöverket) par des enseignants victimes de menaces et de violences a doublé en dix ans. Une hausse qui s’explique en partie par le fait que les Suédois n’hésitent plus à alerter sur leurs conditions de travail, observe Kristian Hansson, spécialiste de l’école auprès d’Arbetsmiljöverket. Mais pas seulement : « Les actes de violence à l’école se sont aggravés et les enseignants, notamment au primaire et au collège, arrivent en tête des catégories les plus affectées par les maladies professionnelles, devant le personnel de santé et les salariés du secteur du transport et de la logistique », précise-t-il.
« Chiffres terrifiants »
Réalisée par le syndicat des enseignants, Sveriges Lärare, une enquête, publiée au printemps dernier, révèle l’étendue du fléau : 29 % des enseignants du collège y affirment avoir été menacés en 2021, 45 % disent s’être trouvés dans une situation risquée au moins une fois au cours des deux dernières années, 58 % ont été victimes de violence verbale, 15 % de violence physique, 11 % de cyberviolence et 7 % de harcèlement sexuel. « Ces chiffres sont terrifiants, d’autant plus que nous avons du mal à évaluer l’ampleur du phénomène, car de nombreux incidents ne sont probablement pas rapportés », réagit la présidente du syndicat, Asa Fahlén.
Il suffit de taper les mots « violence » et « enseignant » sur n’importe quel moteur de recherche pour voir défiler les innombrables témoignages. En octobre 2022, Caroline Andersson, professeure dans une école de Stockholm, racontait cet instant qui a fait basculer sa carrière quand, quelques semaines auparavant, un élève à qui elle avait demandé de quitter sa classe avait tenté de l’étrangler. L’enseignante, ayant suivi des cours d’autodéfense, avait réussi à se dégager. Mais les mots de l’élève – « Putain, qu’est-ce que tu es faible. Tu devrais t’entraîner plus ! » – continuaient de la hanter.
Pour les victimes, les conséquences sont dramatiques : « En plus des séquelles physiques, ces incidents mènent souvent à des arrêts de travail et certains enseignants souffrent de troubles du stress post-traumatique », indique Kristian Hansson.
Face à la hausse des plaintes, l’Office de l’environnement au travail vient de mener une inspection auprès d’un millier d’écoles, dans cinq régions. Le problème semble être général : « Nous ne voyons pas de différence entre le public et le privé, pas plus qu’entre les régions. La province est aussi touchée que les villes, et les petites écoles comme les grandes », précise M. Hansson.
« Utiliser la violence pour obtenir ce que l’on veut »
Selon les statistiques d’Arbetsmiljöverket, la commune de Boras, 113 000 habitants, à 60 km à l’est de Göteborg, est une de celles où le nombre de plaintes a le plus augmenté. Déléguée syndicale et professeur de suédois et d’anglais au lycée, Anne Pihlo estime que les chiffres ne veulent pas dire grand-chose, car « beaucoup d’incidents ne sont pas documentés ».Mais elle confirme qu’à Boras comme ailleurs, « l’atmosphère à l’école s’est durcie ». Un phénomène dont elle estime qu’il « reflète le climat général de la société », mais qui est aussi « une conséquence du manque de moyens dans les écoles », dit-elle.
Asa Fahlén fait le même constat : « Nous estimons que seulement la moitié des enfants nécessitant une aide la reçoivent, et souvent bien trop tard. » Par ailleurs, ajoute la présidente du syndicat, le nombre d’élèves par classe ne cesse d’augmenter, tandis que les conditions de travail des enseignants se dégradent, contribuant à un climat de tension, propice à la violence.
Le 12 décembre, le journal Dagens Nyheter relatait le cas de Söderviksskolan, dans la banlieue de Stockholm, fréquentée par 770 élèves du CP à la 3e, où les professeurs ont dénoncé 166 actes de violence, ces deux dernières années, se plaignant du manque de réaction de la direction. Fin août 2023, un enseignant a dû être transporté en ambulance à l’hôpital, après avoir reçu un coup de poing dans la figure. Une ancienne infirmière de l’établissement racontait : « Les élèves en difficulté recourent aux menaces et à la violence pour échapper à l’enseignement et les autres font pareil lorsqu’ils voient que cela fonctionne et qu’il n’y a pas de conséquence. Ils jettent les ordinateurs et les bureaux contre le mur pour pouvoir s’asseoir à l’extérieur avec un iPad ou avoir un moment privé avec un élève assistant et éviter les cours. C’est devenu une habitude d’utiliser la violence pour obtenir ce que l’on veut. »
Début novembre, la ministre des écoles, Lotta Edholm, a annoncé une série de mesures destinées à enrayer cette spirale inquiétante. Le gouvernement souhaite notamment autoriser l’exclusion et le transfert vers d’autres établissements des élèves qui menacent des camarades ou des enseignants. Mais pour le syndicat, la réponse est loin d’être suffisante, alors que partout en Suède, les communes réduisent les budgets des écoles, les forçant à supprimer des postes, en premier lieu ceux des assistants d’éducation, « ce qui risque encore d’aggraver le problème », déplore Mme Fahlén.
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