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lundi 24 juillet 2023

«Soit dit en passions» (1/5) Marianne Chaillan : «Comment oser reprocher au désir de nous envoyer valser ?»

par Virginie Bloch-Lainé   publié le 21 juillet 2023

Chez les philosophes, la passion amoureuse n’a jamais eu la cote. Tumultueuse, irraisonnable, risquée, elle nous déposséderait de nous-mêmes. Dans son dernier ouvrage «A la folie, passionnément», la professeure de philosophie prend au contraire le parti du désir, au côté de Spinoza ou de Barthes.

Dès l’enfance la question se pose, marguerite à la main : faut-il aimer un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ? A partir de quand l’attachement se fait-il violence, au point de dominer la raison et de prendre possession de nous ? Synonyme d’addiction ou d’élan irrésistible, de souffrances voire d’abus, la passion a mauvaise presse. Fascination pour le crime, fan attitude, passion en philosophie ou littérature, échauffé par l’été, Libé se met dans la tête de philosophes, d’écrivains ou d’aficionados pour explorer ce désir humain, trop humain pour être vaincu si facilement.

De façon presque unanime, les philosophes condamnent le désir amoureux et se montrent plus sévères encore envers la passion, en laquelle ils voient un jeu de dupes et une promesse de malheur. Si un philosophe contemporain, Paul Audi, pense l’amour comme «la priorité absolue», ce qui nous humanise (le Pas gagné de l’amour, Galilée, 2016), les autres sont prévenus contre ce sentiment et en appellent à la lucidité de celui chez qui il se présente. Ainsi selon Arthur Schopenhauer, le désir nous destine à être perpétuellement insatisfaits. L’auteur du Monde comme volonté et représentationaccuse Eros d’exercer une tyrannie sur nos vies : l’amour «acquiert une influence néfaste sur les affaires les plus importantes, interrompt à toute heure les occupations les plus sérieuses, jette parfois pour quelque temps le trouble dans les plus grands cerveaux, ne craint pas d’intervenir avec sa pacotille dans les tractations des hommes d’Etat et les recherches des savants et de les perturber […]». Professeure de philosophie dans un lycée marseillais, Marianne Chaillan, dans A la folie, passionnément (éditions des Equateurs) prend elle aussi le parti du désir amoureux. Elle défend sa nécessité et ses bénéfices contre les romanciers et les philosophes qui cherchent à rabattre notre joie.

Ecrire sur la passion, n’est-ce pas aller à rebours de l’air du temps, qui prône le contrôle ?

En effet, je m’aperçois depuis la parution de cet essai, et j’en suis heureuse, qu’il bouscule la promotion du confort et de la sécurité. J’essaie de revaloriser ceux qui répondent à l’appel du désir, avec le coût que cela implique. Il y a un paradoxe : on veut en théorie être foudroyés par une rencontre mais on en redoute les conséquences. La passion amoureuse n’a jamais eu la cote. On refuse les élans tumultueux, on redoute l’inconstance ; moi, je dresse l’éloge de la passion flamboyante, dont il faut accepter les éventuelles conséquences. Lorsque j’étais en classe de seconde, après que j’ai fait la promotion de la passion dans une copie, la professeure avait souhaité nous guérir de cette illusion en nous donnant à lire le Rouge et le Noir et la Princesse de Clèves, le grand roman du renoncement.

La littérature est-elle plus favorable à la passion que la philosophie ?

Non, même dans la littérature, les histoires d’amour sont faites pour nous dégoûter, pour nous dire : «N’y allez pas !» On reproche trois choses au désir : sa finitude, son incomplétude et la douleur qu’il cause. Mais nous adressons des demandes folles à l’amour. La finitude, l’incomplétude et la douleur sont des propriétés de l’existence et les reprocher au désir revient à les reprocher à la vie. Rousseau l’explique : la vie est un flux permanent, un tourbillon. Comment oser reprocher au désir de nous envoyer valser également ? On attend du désir une permanence inatteignable. Il en va de même avec notre quête du bonheur ; être heureux, c’est accepter des va-et-vient entre l’obscurité et la clarté. C’est la règle du jeu, il faut s’en accommoder.

Que nous apprend l’expression «tomber amoureux» à propos du désir amoureux ?

Dans cette expression, le désir amoureux apparaît comme une chute, donc comme une expérience négative. On parle aussi parfois de «coup de foudre», expression éloquente. Dans quel état se trouverait-on après avoir reçu, au sens littéral, un coup de foudre ? A supposer qu’on y survive, on ne verrait plus clair, on perd notre lucidité. Telle est la nature de la chute que subit l’amant : il perd en clairvoyance, il quitte le réel pour l’imaginaire, et se lie à un objet dont il méconnaît radicalement la nature. C’est l’objection que font les épicuriens au désir amoureux : il serait un délire qui nous aliène à des objets que nous fantasmons. Mais la chute est aussi celle de l’empire qu’on a sur nous-mêmes : quand on tombe amoureux, on ne s’appartient plus, on est comme dépossédé de soi-même.

N’y a-t-il donc pas d’amour heureux ?

Si, comme on le lit dans le Banquet de Platon, le désir naît du manque, alors l’amant est condamné à jamais. Si le désir naît du manque de son objet, alors, il jaillit dans la souffrance. Roméo, épris, souffre tellement que Juliette ne l’aime pas en retour. Mais si elle se met à l’aimer, alors elle cesse de lui manquer, et selon une logique aussi cruelle qu’implacable, il cesse de la désirer. Si le désir est manque, alors, l’amant souffre sans trêve : du manque originel à l’ennui qui découle irrémédiablement de la possession. D’ailleurs, si Roméo et Juliette nous offrent ce visage d’amants passionnés, n’est-ce pas précisément parce qu’ils meurent avant que ne meure leur amour ? Que donnerait à voir la suite à Romeo et Juliette ?

Tous les philosophes sont-ils aussi désenchantés sur le désir ?

Non. Certains nous en offrent une autre vision. Pour Spinoza, loin d’être manque et souffrance, le désir est dynamisme, puissance. Il ne naît pas de l’incomplétude. Il n’est pas la marque de la misère de l’homme mais révèle, au contraire, sa puissance. Sa définition du désir est complexe et contre-intuitive : le désir est, selon lui, un élan vital qui précède la rencontre. Le désir est là, en nous, sans objet et sans sujet, comme un feu intérieur qui va être alimenté ou étouffé par des objets extérieurs. Si on tire les conséquences de sa définition du désir, un homme qui ne désirerait pas serait un homme mort. Etre désirant, c’est être existant, c’est s’accomplir soi-même de sorte que, comme le dit Chantal Jaquet, grande spécialiste de Spinoza, le véritable obscur objet du désir, c’est soi-même. Etre pris dans le feu du désir, c’est être pris dans le flux de l’existence. Ceux qui aiment sont de grands existants.

Les philosophes écrivent-ils sur l’amour charnel ?

Bien sûr. On trouve chez Lucrèce de très beaux vers sur ces amants qui «errent incertains sur le corps tout entier». La caresse est le signe que ce que vise l’amant se trouve par-delà le corps. Le désir n’est pas réductible au besoin. Sartre aussi a écrit de belles pages sur l’amour charnel. Il explique que notre corps, dans le quotidien, est constamment un moyen en vue d’une fin, sauf quand le corps fait l’amour : par la caresse d’autrui, le corps se déleste de cet être toujours en situation, toujours en projet. Il s’incarne ici et maintenant, dans un pur être là, une immanence. Emmanuel Lévinas, enfin, décrit très bien cette expérience de la transcendance au sein même de l’immanence qu’est l’acte d’amour. Il écrit dans Totalité et Infini que l’amour est une jouissance du transcendant, ce qui peut sembler contradictoire : quand je fais l’amour, je suis là, présent de façon incomparable à aucune autre situation, et néanmoins, quelque chose qui me dépasse est en train d’avoir lieu. Lévinas met aussi cette intensité dans sa définition de la rencontre d’autrui : la rencontre m’arrache à moi-même. Demandez-vous, selon ces termes lévinassiens, quelles vraies rencontres vous avez fait, dans votre vie.

Qu’apprend-on sur le désir amoureux à la lecture des Passions de l’âme de Descartes ?

La leçon que j’en ai retenue dans mon essai est la distinction que fait Descartes entre «amour de concupiscence» et «amour de bienveillance». Le premier nous fait désirer la chose que l’on aime ; le second incite à vouloir du bien à ce que l’on aime. Il me semble que cela recoupe la distinction que l’on peut faire entre ces deux assertions : je suis amoureux de toi, et je t’aime. Peut-être que celui qui aime autant qu’il est amoureux, celui qui aurait appris à aimer, tel Cyrano de Bergerac, serait à l’abri des douleurs infligées par Eros en trouvant dans son amour même le moyen de ne pas être détruit par le départ éventuel de l’être aimé.

Vous rapportez ce paradoxe : la liberté en amour nous inquiète, mais la possession semble mortifère.

Oui, d’après Sartre, c’est le paradoxe dans lequel se trouve le sujet désirant. Je tombe amoureux d’une liberté. C’est ce qui arrive à Frédéric Moreau dans l’Education sentimentale. En voyant madame Arnoux, il tombe amoureux d’une vie dans laquelle il n’a aucune place. Il s’éprend d’une liberté qu’il cesserait de désirer s’il en devenait possesseur. C’est un élément de souffrance indépassable. L’amant cherche le serment et s’irrite du serment en même temps : je demande à être aimée pour toujours tout en sentant que le «pour toujours» ruinerait l’amour et signerait la mort du désir. Faire l’éloge de l’amour revient à dresser l’éloge de l’inquiétude.

Est-ce que la question de la domination des hommes sur les femmes est abordée par les philosophes ?

Jamais, hélas, il n’en a été question dans mes études de philosophie. Aujourd’hui, heureusement, la philosophie et la sociologie se sont pleinement emparées de cette question. J’espère qu’on étudie leurs œuvres. Certaines pages affligeantes existent bel et bien chez les grands philosophes classiques, qui reprennent tous les préjugés de leur époque, et parfois alors même que leur philosophie aurait pu leur permettre de les éviter.

Dans votre livre, vous citez souvent Roland Barthes et Fragments d’un discours amoureuxEst-ce parce qu’à vos yeux, il n’y a pas de meilleur texte sur l’amour ?

C’est un livre merveilleux. Je dis à mes élèves de le garder sur leur table de nuit car on le lit tout au long de sa vie, si l’on se pose des questions sur l’amour. On y trouve toujours des pépites, des références à la littérature, des définitions conceptuelles. De l’attente amoureuse aux mystères enveloppés dans la formule «je t’aime», de l’altération du jugement chez le sujet amoureux à la volonté de ne pas saisir l’être aimé, ce livre est la bible de l’état amoureux.

A la folie, passionnément de Marianne Chaillan, Equateurs, 176 pp.


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