par Vincent Coquaz publié le 20 juillet 2023
Alors qu’un débat passionné sur l’éducation positive s’installe, Libération pèse les arguments scientifiques des opposants et partisans de cette approche. Nous avons soumis à des chercheurs ceux de la psychothérapeute Isabelle Filliozat, qui préfère «fournir aux enfants des ressources plutôt que des limites». Et ceux de la psy Caroline Goldman, qui, à l’inverse, veut rétablir «des limites éducatives».
A en croire certains tenants de l’éducation positive, «grâce aux neurosciences, à l’heure actuelle, on sait exactement ce qu’il faudrait pour que l’humain se développe bien». En face, les détracteurs ne sont pas en reste, avec des «feuilles de doute» pour rétablir des «limites» et ainsi «apaiser de façon pérenne les liens parents-enfants». Que ce soit à propos de la papesse de l’éducation positive Isabelle Filliozat d’un côté, ou de la psychothérapeute préférée de France Inter Caroline Goldman de l’autre, les chercheurs spécialisés dans les questions liées à la psychologie et au développement de l’enfant, ou en neurosciences, sont unanimes : non, les sciences ne permettent pas d’élaborer des guides de parentalité prêts à l’emploi.
«Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas d’analyse précise de la littérature [scientifique], regrette Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation en évoquant le tandem médiatique. D’ailleurs, quand on fait ce travail de recherche, on aboutit à des choses qui sont moins précises et catégoriques que ce que racontent Filliozat et Goldman. A ce niveau-là on peut les renvoyer dos à dos : elles partent de leurs intuitions, et vont ensuite chercher des éléments pour les appuyer. Forcément, ça amène donc à des positions caricaturales.»
Alors au-delà de ces positions, que peut-on dire, en termes de parentalité, en s’appuyant sur la recherche ? La littérature scientifique récente semble tendre vers un point de consensus, et d’équilibre : «Une éducation trop laxiste ou négligente (ce qui n’a donc rien à voir avec l’éducation positive qui postule un accompagnement et un cadre), a les mêmes effets qu’une éducation uniquement coercitive : délétères dans les deux cas», résume le psychologue clinicien et docteur en psychologie du développement Frédérick Russet.
«Cela rend les enfants malheureux tout en étant peu efficace»
Pas de quoi trancher entre tenants de l’éducation positive et ceux qui appellent de leurs vœux un rétablissement de strictes limites. Mais les spécialistes du sujet tiennent également à appuyer sur un point auprès des parents : «Il ne faut pas centrer toute votre approche éducative sur la punition des comportements indésirables, cela rend les enfants malheureux tout en étant peu efficace, avance par exemple Franck Ramus, chercheur en sciences cognitives et directeur de recherche au CNRS. Il faut se focaliser sur les comportements positifs que vous désirez voir chez votre enfant, les enseigner explicitement si nécessaire, et les récompenser. Les punitions ne sont pas exclues mais doivent être utilisées avec parcimonie, immédiatement après le comportement et peu sévères (comme un time-out [mise à l’écart temporaire, ndlr] de deux minutes).»
Idem pour Frédérick Russet : l’idée principale à retenir pour les parents est selon lui «d’enseigner de futurs comportements adaptés avec des techniques fermes et bienveillantes, plutôt que de sanctionner des mauvais comportements passés». La clé étant dans le «ferme mais bienveillant», ce qui exclut (en plus évidemment des violences physiques) le fait de rabaisser ou humilier l’enfant par exemple, pour lui donner une leçon. «On pourrait résumer par “bannir la violence ne veut pas dire exclure l’autorité”. Construire une relation avec l’enfant, ce qui ne veut pas dire refuser toute forme d’autorité.» Plusieurs notent au passage que la mort de Nahel, tué par un policier, et les violences qui ont suivi, a remis le débat de la parentalité sur le devant de la scène… souvent pour le pire. «Quand je vois certaines réactions, du type “deux claques et au lit” de la part d’un représentant de l’Etat… soupire une chercheuse. Il faut absolument dépasser ça. C’est stérile. D’autant qu’on sait que la violence physique conduit à des personnes plus impulsives, qui vont avoir plus de mal à se réguler…»
Etre un parent «suffisamment bon»
Mais cette autorité bienveillante n’est-elle pas plus facile à théoriser qu’à mettre en place en conditions réelles, avec plusieurs enfants au moment du repas après une longue journée de travail par exemple ? C’est l’autre message que veulent faire passer en priorité les chercheurs : parents, déculpabilisez-vous. «L’objectif n’est pas la perfection, impossible, mais être un parent “suffisamment bon”, comme le disait [le pédiatre anglais] Donald Winnicott. C’est-à-dire un parent qui fait le nécessaire, qui se trompe parfois, mais qui au final répond globalement aux besoins de l’enfant tout en lui permettant de construire son autonomie», résume Frédérick Russet. Exit donc l’idée qu’un seul faux pas ou un seul regard courroucé puissent endommager durablement le cerveau de votre enfant, comme peuvent parfois le suggérer certains tenants de l’éducation positive comme Isabelle Filliozat. Et il n’y a pas lieu non plus de culpabiliser si vous dites «non» à votre enfant : comme l’expliquait CheckNews, rien ne prouve que les jeunes enfants ne comprennent pas la négation, ou qu’il vaudrait mieux dire «stop».
Certains chercheurs encouragent également les parents à s’appuyer sur les professionnels, comme les psychologues spécialisés, notamment en cas de problème : «[Ils] sont là pour soutenir les parents et apporter de l’information en ce sens si besoin, avance Frédérick Russet. On sait aujourd’hui beaucoup plus de choses sur le fonctionnement du jeune enfant et c’est normal que les parents soient parfois perdus. On a trop l’impression que le jeune enfant est juste une miniature de l’adulte, alors qu’il a un fonctionnement et des besoins spécifiques qui doivent être pris en compte au moment de l’accompagner dans l’éducation.»
Selon lui, il faut donc moins de livres sur la parentalité, et plus de formations des parents. Car avec les méthodes toutes faites «les parents se disent “ça suffit, on va s’en sortir avec ça”, se désole-t-il.C’est faux. Un mode d’emploi ça ne suffit pas». Tous les chercheurs interrogés martèlent ce point : en parentalité, comme dans beaucoup de domaines, le contexte fait tout. Que ce soit le milieu social, la disponibilité des parents ou la structure familiale par exemple. Et ce sont les grands absents des livres de parentalité, qui préfèrent les méthodes clé en main, plus vendeuses.
Des cours de parentalité, comme il y a des séances de préparation à l’accouchement
«L’éducation positive par exemple, qui a fait ses preuves, ça ne peut s’apprendre qu’en étant accompagné par des professionnels ou par le soutien d’un groupe de travail entre parents. Pas avec des fascicules.»Frédérick Russet souligne ainsi l’intérêt des programmes de soutien à la parentalité, comme c’est le cas aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, où les parents sont accompagnés avant l’arrivée de leur enfant, et en particulier lors du premier enfant. En d’autres termes, des séances de préparation à la parentalité, comme il y en a pour l’accouchement. «Il faudrait un peu sortir de l’idée qu’il y a un instinct parental qui peut tout», estime-t-il.
Les spécialistes citent notamment les «programmes d’entraînement aux habiletés parentales» dont les bénéfices ont été vérifiés par de nombreuses études scientifiques. Destinés en priorité aux parents dont les enfants souffrent de troubles de l’attention, ils peuvent être utiles à toutes les familles, jugent les cliniciens qui les utilisent. L’idée est d’offrir un cadre et des outils à utiliser, notamment face à des comportements difficiles à gérer chez l’enfant. Concrètement ? «On utilise d’abord des stratégies d’ignorance et de redirection de l’attention, explique par exemple Thomas Villemonteix, maître de conférences en psychologie à l’université Paris-VIII, interrogé par l’Express. Si un jeune enfant refuse de manger, on peut lui proposer un faux choix, comme “Veux-tu manger la viande ou les haricots en premier ?”. Pour certains comportements plus problématiques, on utilisera plus rarement le time-out [le vrai, pas celui préconisé par Caroline Goldman,CheckNews expliquait les différences entre les deux approches dans un précédent article] ou la perte d’un “privilège” – plus de bonbons aujourd’hui, pas d’écran demain…»
Les chercheurs rappellent au passage que dans le domaine de la parentalité, la science ne peut (évidemment) pas tout. Comme l’expliquait CheckNews dans un précédent article, même sur le fait de savoir s’il est souhaitable ou dommageable de laisser un bébé pleurer de temps en temps, la réponse n’est ainsi pas totalement tranchée.
«L’antidote définitif à Filliozat et Goldman»
Enfin, même si tous les chercheurs interrogés rejettent les approches clé en main, plusieurs citent favorablement le travail du professeur de psychologie et de pédopsychiatrie à l’université Yale, Alan Kazdin, tenant des traitements cognitifs et comportementaux (TCC). Son dernier livre serait même «l’antidote définitif à Filliozat et Goldman», juge Franck Ramus. Une «boîte à outils», basée sur la recherche scientifique, plutôt qu’une recette de cuisine, «centrée sur le renforcement positif» des comportements de l’enfant, et qui se garde bien de trancher l’épineuse question du «style parental», selon son éditeur.
Il faudra toutefois patienter un peu : Eduquer sans s’épuiser n’arrive en rayon en France qu’à la toute fin du mois d’août, alors que sa première édition remonte à 2020 en version originale. Le résumé de l’édition française laisse d’ailleurs entendre que c’est «la polémique autour de l’éducation positive et de l’usage du time-out» qui permettra au public français de découvrir ce spécialiste américain. Merci Isabelle Filliozat et Caroline Goldman.
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