Par Yves Bordenave Publié le 10 juillet 2023
La ville dans laquelle a grandi Nahel M., où ont démarré les émeutes, a une histoire singulière, aux portes de Paris. Celle d’une cité devenue préfecture des Hauts-de-Seine, où voisinent une partie de la Défense et des quartiers populaires, et où vit une population métissée.
Ce matin du 2 novembre 1964, les trains de banlieue en provenance de Paris Saint-Lazare marquent comme d’habitude l’arrêt à Nanterre-La Folie. Mais, en ce lundi de rentrée universitaire, de nouvelles silhouettes s’égaillent dans ce paysage peu accueillant : des jeunes d’une vingtaine d’années – garçons en veste, chemise, souvent cravatés et, moins nombreuses, filles en robe ou jupe descendant à la hauteur des genoux –, déferlent par vagues à la sortie de la gare. Les voilà qui s’engagent en hésitant sur la direction à prendre au milieu du cloaque d’une tranchée boueuse d’où émergeront dans plusieurs mois les voies du RER A et la nouvelle gare Nanterre-Université.
Ils sont près de mille étudiants venus pour la majorité d’entre eux de Paris, qui se sont inscrits pendant l’été à cette nouvelle faculté de lettres et de sciences sociales : l’université Paris-Nanterre d’où, le 22 mars 1968, démarrera la révolte étudiante, prélude au grand mouvement de Mai 68. Mais, en ce début des années 1960, le pays n’en est pas là. Il faut soulager la Sorbonne, qui menace de déborder, et les autorités ont choisi cet ancien site militaire de l’armée de l’air pour y ériger cinq bâtiments reliés par un immense couloir.
A peine trois ans auparavant, à quelques centaines de mètres de là, un bidonville peuplé de travailleurs algériens couvrait une partie de cet espace situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de la capitale. Ils étaient là depuis la fin de la guerre, œuvrant à la reconstruction du pays ou sur les chaînes des usines automobiles de Simca et de Citroën. Parqués à la va-comme-je-te-pousse dans cette zone au milieu de nulle part, ils avaient improvisé des cabanes de planches, de tôles ondulées et d’autres matériaux de récupération.
Les populations relogées plus loin
En ce début des années 1960 et de la Ve République, Nanterre est un gigantesque chantier parsemé de grues que la fureur des engins mécaniques dispute au vacarme des marteaux-piqueurs. En 1958, l’Etat a planifié la création d’un quartier d’affaires aux portes de Paris. L’Etablissement public pour l’aménagement de la région de la Défense sort des cartons, et des norias de pelleteuses commencent un manège qui va durer plus de vingt ans.
Petit à petit, les bidonvilles, stigmates de misère éparpillés çà et là sur ce bout de territoire entre Seine et carrières, hérités de l’histoire des migrations intérieures et extérieures – on en comptabilise une dizaine dans la localité – sont détruits. Au plus fort de la guerre d’Algérie (1954-1962), ils ont été des bastions de la branche métropolitaine du Front de libération nationale et en ont payé le prix au soir de la manifestation du 17 octobre 1961. Un vieux quartier constitué d’un ramassis d’habitations hétéroclites, refuge des chiffonniers, est rasé. Toutes ces populations d’origines diverses qui n’ont que leur dénuement en partage sont relogées plus loin vers l’ouest, dans des cités de transit annoncées comme provisoires.
En cette année 1964, en même temps qu’elle accueille la nouvelle université, la commune de Nanterre devient préfecture d’un nouveau département. Avec la création du Val-de-Marne au sud, de la Seine-Saint-Denis au nord et des Hauts-de-Seine à l’ouest, l’Etat a démembré l’ancien département de la Seine, dont Paris était le centre. L’initiative du pouvoir gaulliste recèle un double enjeu : économique et politique. Le premier pour accélérer le développement de l’agglomération parisienne. Le second pour cantonner les communistes en Seine-Saint-Denis, manière de contenir l’influence de ce parti qui pèse dans le rapport de force contre la droite.
Des cités de transit fleurissent
Les paysages de la banlieue se transforment. Les premières tours de la Défense s’élèvent au-dessus des gravats. Nanterre, désormais préfecture des Hauts-de-Seine, change aussi de statut. Administrations et services de l’Etat arrivent. Les fonctionnaires et les salariés du tertiaire bousculent les modes de vie de l’ancienne ville que gèrent les communistes depuis 1935, exception faite des années d’Occupation, entre 1940 et 1944.
En 1971, Jacqueline Fraysse a 24 ans. Jeune militante, elle est élue au conseil municipal qui, depuis la Libération, est dirigé par le communiste Raymond Barbet. Elle deviendra maire à son tour en 1988, poste qu’elle occupera jusqu’en 2004. « Quand les bidonvilles et le vieux centre de Nanterre ont été démolis, au début des années 1960, des logements sociaux ont été construits, se souvient-elle. La ville s’est développée à partir de là, dans un cadre fixé par l’Etat. »
Des cités de transit poussent dans le Petit-Nanterre sur les amas des bidonvilles à l’instar de celui des Pâquerettes dont la cité – toujours debout – a hérité son nom. Sur les décombres des vieilles baraques de l’ancien centre, que les pelleteuses ont réduit en poussière, se dessine le quartier du Parc-Nord, avec le parc André-Malraux et, à proximité, plus au sud, la cité Pablo-Picasso.
Pauvreté extrême
C’est là, dans l’une de ces dix-huit tours construites au cours des années 1970 que vivait Nahel M., tué mardi 27 juin 2023 par un policier. Un ensemble conçu par l’architecte Emile Aillaud, avec ses façades courbées peintes aux couleurs d’un bleu ciel ennuagé, ses fenêtres en forme de gouttes d’eau, ses appartements confortables réservés à une population peu habituée au confort, le tout symbole de ce nouvel urbanisme aux ambitions esthétiques et sociales revendiquées des années 1970.
Classées au Patrimoine mondial de l’Unesco et en cours de réhabilitation, ces tours sont aujourd’hui un concentré de précarité et, souvent, de pauvreté extrême. Cinquante années ont passé et, loin de s’arranger, la situation n’a fait que s’aggraver. Gangrenée par le trafic de drogues, la cité est pour partie la proie de voyous. Le commerce de stupéfiants – l’une des principales activités économiques – y affiche une bonne santé. Les trafiquants prospèrent et tentent d’imposer leur loi.
En février, Le Parisien avait relaté cet épisode. Les dealeurs de la tour 11 avaient placardé à l’entrée de l’immeuble le message suivant : « Chers voisins, chères voisines. Comme vous avez pu le constater, nous sommes de retour dans la tour(…). Nous ne sommes pas là pour perturber votre quotidien, uniquement pour travailler. » Et de s’engager à respecter un code (ne pas fumer dans les cages d’escalier, ne pas faire de tapage, ne pas laisser traîner de déchets), dans la mesure où les résidents s’engagent en retour à respecter « les employés ». Pour toute question ou demande, « la direction » du point de deal se disait disposée à communiquer dans le but d’aplanir les éventuelles tensions.
« Nanterre est une ville métissée »
A l’automne 2005, lorsque les banlieues ont flambé, après la mort de deux adolescents poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Nanterre est restée calme. Pas d’émeutes, pas de voitures brûlées, aucun bâtiment public détérioré, aucune institution prise pour cible. Dix-huit ans après, Jacqueline Fraysse, qui était alors redevenue conseillère municipale, y voit encore les résultats d’une politique municipale tournée vers l’écoute et le dialogue, en premier lieu avec la population des cités. « On venait de lancer les assises pour la ville, se remémore-t-elle. Chacun était invité à rêver son projet. Il y avait des conseils de quartier au sein desquels la population était active. » D’autres y voyaient plutôt la mainmise, déjà, des trafiquants sur les quartiers, notamment celui de la cité Pablo-Picasso, qui redoutaient que le déploiement des forces de police n’affecte leur commerce illicite.
L’actuel maire de la ville, Patrick Jarry (divers gauche), un Nanterrien qui a grandi dans le Petit-Nanterre, le concède : « Bien sûr qu’il y a des trafics, comme dans beaucoup d’endroits. La consommation de drogue progresse dans tout le pays, Nanterre n’y échappe pas. » Mais, insiste-t-il en substance, il n’est pas vrai qu’ils régissent la marche de la ville. Pas davantage que les tensions entre différentes communautés. Selon lui, son histoire, écrite au fil d’immigrations nombreuses, l’immunise contre les tentations de repli communautaire. « Nanterre est une ville du vivre-ensemble, entourée de villes qui à l’inverse cultivent l’entre-soi », souligne-t-il.
Installée dans l’ancienne mairie, au cœur du vieux Nanterre, la société d’histoire de la ville préserve la mémoire de la cité, remontant au-delà du Moyen Age. Une mémoire qui raconte que, après avoir été un gros bourg – havre de riches propriétaires soucieux de se maintenir à l’écart de l’agitation parisienne –, à partir du XXe siècle la ville s’est peu à peu étendue, au fur et à mesure d’une industrialisation attirant les migrants, d’abord nationaux, puis portugais, italiens, maghrébins et africains subsahariens. Tous venaient pour travailler et n’avaient nul endroit où loger. Aussi s’établissaient-ils sinon au mieux en tout cas au « moins pire », en usant des moyens du bord.
Cette histoire fait dire à Patrick Jarry et à sa prédécesseure, Jacqueline Fraysse, que Nanterre s’est forgée avec les migrants. « Nanterre est une ville métissée, affirme-t-il. Une ville de pionniers arrivés là pour se construire un avenir. » Un avenir qui, à ce jour et après bien des épisodes, reste marqué par un trop-plein d’inquiétudes.
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