Publié le 11 février 2023
CHRONIQUE
Nicolas Santolaria
Logiciels espions, applis de contrôle parental, GPS dans le cartable… Au prétexte de les protéger, les parents privent leurs enfants d’une indispensable liberté, estime Nicolas Santolaria.
Du haut de ses 8 ans, mon plus jeune fils vient tout juste de partir en classe découverte pour dix jours en Lozère et il nous manque déjà. Secrètement, on compte donc sur l’appli Klassly, outil de liaison entre les parents et l’école, pour recevoir des photos de ses activités, mais rien de véritablement contractualisé… « J’aimerais tellement savoir ce qu’il fait », est devenu notre nouveau cri du cœur. Ce qui s’en est allé avec lui, c’est, en plus de la possibilité de lui faire des câlins, celle de surveiller ses moindres faits et gestes. Car il faut bien se rendre à l’évidence, rares sont les moments où il échappe à notre regard en surplomb de parents hélicoptères.
Comme il ne va pas jouer seul dehors, il navigue généralement de la chambre au salon sans jamais vraiment disparaître des radars, ce qui explique peut-être pourquoi il aime passer de longs moments à bouquiner aux toilettes, histoire d’échapper à ce climat de cocon panoptique (un peu comme à la « Star Academy », où existait une « salle CSA » dans laquelle les candidats n’étaient ni filmés ni enregistrés). Si je me réfère de manière subjective à ma propre enfance, il me semble que le regard parental était plus distant, ce qui nous avait permis, à ma sœur et à moi, de mettre un jour le feu à un poupon. Le fait de pouvoir me balader en BMX avec mes copains dès le primaire, avec des faux airs de gang de Stranger Things, permettait également de me soustraire au contrôle visuel des adultes.
Comme il y a un « male gaze » (regard masculin qui tend à objectifier les femmes), existe incontestablement un « parent gaze », qui se caractérise par une volonté unilatérale d’intrusion permanente. Aujourd’hui, aux regards parfois pesants qu’induit la claustration domestique, s’ajoute une deuxième forme de supervision, distante celle-là. D’après une étude Médiamétrie publiée en février 2020, 24 % des parents français auraient ainsi, à un moment ou un autre, utilisé des « logiciels d’espionnage », sans forcément en informer leur progéniture. Sur le site de mSpy, une application de surveillance du téléphone, l’entreprise met en avant le fait que le logiciel est « indécelable par les enfants ».
Cette pratique pour le moins discutable, qui peut permettre de suivre les échanges des plus jeunes à leur insu, procède d’une vision très négative de la sociabilité en ligne. Alors que l’enfant y voit un espace de liberté relationnelle et de créativité, un moyen justement de s’aérer, le parent perçoit majoritairement la technologie comme un risque. Parmi les menaces qui sont le plus souvent évoquées dans l’étude « Parents, enfants & numérique » réalisée par l’Ipsos en 2021 : la dépendance, le cyberharcèlement, l’exposition à la pornographie, la mise en contact avec des inconnus. Ces dangers sont loin d’être imaginaires, puisque, par exemple, 27 % des enfants auraient déjà été exposés à des contenus choquants. D’où un désir légitime de protection, attisé par l’offre ambiante, qui confine parfois au cyberautoritarisme – la coercition et la surveillance étant les premiers réflexes qui s’imposent, avant le dialogue.
Flip parental
Si elles utilisent souvent les mêmes technologies que les logiciels espions, les applications de contrôle parental, qui supposent dans l’idéal le consentement de l’enfant, sont désormais légion. Des offres spécifiques existent également pour Netflix, les consoles de jeux ou le métavers. D’après l’Ipsos, 31 % des parents utiliseraient ce type d’outils, qui transforment le daron astigmate en une sorte de démiurge omniscient, capable de limiter le temps d’écran, bloquer des applications, filtrer du contenu ou encore géolocaliser en temps réel les jeunes aventuriers partis en mission moutarde à la supérette. Le degré d’intrusion est ici proportionnel au flip parental, angoisse que ces gadgets contribuent à la fois à calmer et à accentuer.
« Appuyez et écoutez l’environnement de votre enfant quand il ne répond pas », propose l’appli Find My Kids. Face à un silence de quelques minutes, la tentation d’ouvrir ses grandes oreilles pointera vite le bout de son nez (toujours au nom du bien de l’enfant, cela va sans dire). Ces instruments rendent également possible le geofencing (ou géorepérage), qui permet de définir des frontières virtuelles dans la ville, une alerte étant émise lorsque votre progéniture quitte la zone autorisée. L’enfant est donc comme un condamné en liberté surveillée qui se baladerait avec son bracelet électronique. Quel crime a-t-il commis ? On ne le sait pas.
Dans les commentaires du site de vente en ligne Amazon, Jessica, une maman, propose son retour d’expérience sur le traceur GPS Weenect, qui promet « l’autonomie en toute sécurité » : « Mon fils de 9 ans est ravi car cela nous permet de lui laisser plus d’autonomie : nous avons paramétré les boutons 2 et 3 avec les messages “Je suis arrivé” et “Je repars”, cela lui permet donc de s’éloigner jusqu’à un point défini à l’avance et d’y rester pendant qu’on joue avec son frère ailleurs dans le parc. Exemple : nous sommes restés à la balançoire avec son frère de 3 ans et lui a fait des tours de vélo jusqu’à un point défini. » Etrange conception de l’autonomie que cette indépendance monitorée en permanence, où il est difficile de savoir où (et à quel âge) elle s’arrête.
« De la paranoïa aiguë »
Alors que le cartable GPS faisait parler de lui il y a quelques années, les montres connectées sont devenues aujourd’hui le must en matière de cybersurveillance. Comme le rappelle la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), leur usage déraisonné peut avoir des conséquences néfastes sur l’enfant : « Limiter sa capacité à apprendre par lui-même et à mesurer les risques », « s’introduire excessivement dans son intimité sociale ou corporelle », « affecter le rapport de confiance et de dialogue », « associer la protection de sa vie privée à un sentiment de culpabilité ».
Mais certains parents ne s’embarrassent pas de ce type de questionnements, comme Christophe, papa informaticien qui témoigne dans un reportage diffusé sur la chaîne YouTube « Parents ! ». A l’aide de caméras installées à son domicile et de mouchards placés dans les tablettes et smartphones, il traque les moindres faits et gestes de sa fille : « C’est juste de la paranoïa aiguë, reconnaît-il. J’ai su tout de suite que quand j’aurais des enfants, je serais ultra-protecteur, et aujourd’hui les outils me permettent de l’être à ma convenance. » Maladivement suspicieux, le parent devient alors tout entier défini par son activité de surveillance : à ce stade, on n’est plus vraiment un papa, mais un « papanoptique » (ça marche aussi pour la maman, même si le jeu de mots fonctionne moins bien).
Au désir de tout voir, s’ajoute celui de situer socialement sa descendance. « Comparez les usages de votre enfant avec ceux du même âge », propose l’appli de suivi de la vie numérique Xooloo Parents. De même, l’interface qui nous communique les notes de mon fils aîné propose un classement réactualisé quotidiennement, matière par matière, auquel seuls les adultes ont accès. Ce pouvoir parental ne manque pas de déstabiliser le collégien, devenu myope à sa propre réalité scolaire. Dans son ouvrage L’Age du capitalisme de surveillance (Zulma, 2020), la sociologue Shoshana Zuboff écrit : « Le capitalisme de surveillance opère aux moyens d’asymétries sans précédent dans le savoir et le pouvoir qui en découle. Le capitalisme de surveillance sait tout de nous, alors que ses opérations sont conçues pour que nous n’en sachions rien. »
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