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lundi 13 février 2023

Film féministe «Sois belle et tais-toi» reprend la parole

par Camille Nevers  publié le 12 février 2023

Document inouï dans lequel 23 comédiennes témoignent de leur condition au sein de la violente industrie cinématographique des années 70, le film de Delphine Seyrig, disparue en 1990, ressort en salles, plus grand et féministe que jamais.

Le film est une espèce de miracle. Sois belle et tais-toi ! est le seul long métrage signé par Delphine Seyrig cinéaste (elle eut, comme Barbara Loden, son ombre américaine qui aurait pu figurer parmi ces femmes, d’autres projets inaccomplis). Ce n’est pas, ou pas seulement, un document, recueil «documentaliste», entre 1975 et 1976, entre Hollywood et Paris, de témoignages de 23 comédiennes sur leur condition d’actrice, de femme. Pas plus qu’il ne pose à l’objet culte auquel on voue certains films à force de rareté et d’être passés trop inaperçus, trop inconvenants, trop triviaux. Sois belle et tais-toi ! est avant toute chose un très grand film, l’un des plus inouïs qu’ait produit le cinéma, dans ses marges.

Miraculeux au sens aussi où il est le rescapé d’une technique ensevelie. Jane Fonda, Juliet Berto, Ellen Burstyn, Shirley MacLaine ou Maria Schneider, pour citer les plus réputées, répondent aux questions simples que Seyrig leur a adressées, tandis que Carole Roussopoulos capture avec sa caméra vidéo (la Portapak, une des premières produites) les visages en noir et blanc et les postures dans des pièces obscures, des fauteuils ou des lits. Elles pensent tout haut, voilà le seul spectacle. Comme seul enjeu : la parole en déploiement. Elles débattent chacune de savoir si elles auraient choisi le même métier si elles étaient un homme, comme des rapports de cinéma, de hiérarchie que ça implique, du pouvoir masculin auquel elles se prêtent, femmes au travail et en représentation : «femmes au carré», en quelque sorte. Le film met en place un raisonnement dialectique implacable – une «pensée en acte» que les mots de ces comédiennes déroulent comme improvisée sur l’instant. Le film fait une ronde. Aucune ne témoigne se satisfaire de l’espace d’expression auquel on les cantonne. C’est un film intelligent qui traite de l’intelligence.

Victoire éclatante

L’événement de la reprise de cette œuvre invisible sonne comme une vraie naissance, tant la première sortie, en 1981, avait été confidentielle. La restauration par la Bibliothèque nationale de France est providentielle, en particulier le retravail du son : sa première partie retrouve les voix originales des comédiennes anglophones à présent sous-titrées, la qualité spatiale du son direct et le grain de la parole, débarrassée du doublage qui obstrue encore la seconde moitié du film faute de solution technique. Les bandes-vidéo furent quant à elles sauvées de l’effacement par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, fondé par Seyrig, Roussopoulos, et Ioana Wieder avec leur association des Insoumuses dont, il y a quatre ans, le documentaire crucial de Callisto McNulty avait ravivé la flamme, ressuscitant leur travail pour un nouveau, plus large public. Ce temps fantomatique duquel nous parviennent les visages d’actrices de renommées diverses – mais logées toutes à la même enseigne – est le temps des balbutiements de la vidéo, dont on mesure ici l’évanescence du support, l’image toujours au bord de s’évanouir, le visage de s’effacer.

Traité de DIY radical, pour autant des limbes magnétiques et des images «poltergeist», nous parvient la langue que l’on reconnaît pour la parler, langue «sœur», vivante, contemporaine, depuis MeToo plus que jamais. Tout chez Seyrig est précurseur – ce mois-ci paraît aussi l’essai Delphine Seyrig, en constructions (Capricci) que lui consacre le critique Jean-Marc Lalanne –, et remporte aujourd’hui une victoire éclatante, posthume. Ce principe tout bête sur le papier pour une actrice célèbre devenue cinéaste insurgée, se donnant les moyens de faire ses films en bande et en contrebande au prix d’hostilités et de censures (on lui offrit moins de rôles, et elle en accepta moins), d’aller interroger d’autres actrices, camarades et collègues, produit un des films les plus forts car inédit de l’histoire du cinéma. Non un film dispositif, de surplomb ou dogmatique, mais un film geste, plein d’allant, de pensée vive. Le geste de Sois belle et tais-toi, geste militant et réflexif, opère par les moyens du cinéma un état des lieux de la fiction des années 70, liberté supposée et sa régression admise, en pleins mouvements de libération de la femme.

Palpitation de la pensée

Carole Roussopoulos raconte que la seule indication de mise en scène de Seyrig fut qu’elle restât fixe sur les visages et sans utiliser de pied, caméra à l’épaule tout le temps. Il en résulte un petit vacillement, comme un scintillement de l’image et un tremblé. Ce que ça produit est le mouvement modulé d’une pensée qu’on voit prendre forme sous nos yeux. On voit les visages s’animer dans le temps de l’échange et de l’écoute, acquérir une matérialité, la palpitation de la pensée confiée comme pour la première fois. On les voit chercher leurs mots, y repenser, hésiter, s’en amuser. Certaines, les plus jeunes, à l’instant même où elles répondent à Seyrig semblent «se figurer» pour la première fois à quoi elles se prêtent, the big picture : par exemple qu’elles n’ont jamais eu à jouer de scènes avec d’autres femmes sinon de haine et rivalité entretenue par les hommes. L’évidence, leur clairvoyance, est redoutable.

Il y a de supplémentaire qu’à la différence des reportages multipliant les témoignages, ou même de documentaires d’auteur, chacune ici s’adresse à Seyrig c’est-à-dire à nulle autre, actrice et autrice, leur égale et, on le suppose, leur amie. Cette «adresse» interpersonnelle jointe au geste général de pensée déployée inédite (tel que le fit la même année du côté de la fiction Jeanne Dielman, lui aussi revenu au premier plan avec le top 100 des meilleurs films de tous les temps de la revue Sight and Sound – Seyrig couronnée), participe de l’exceptionnalité de l’œuvre, de la «bonne intelligence» d’un dialogue entre la femme et ses semblables.

Surprise railleuse permanente

Le film allie ainsi à ce sautillement altéré, rappelant le dénuement du cinéma muet, les qualités sublimes du cinéma sonore, de la puissance de la parole. De manière d’ailleurs intéressante Sois belle et tais-toi est l’antithèse absolue des Hautes Solitudes de Garrel, qui date aussi de 1975, contre-version loquace à son mutisme poseur (là de Jean Seberg, Tina Aumont et Nico). Chez Garrel, de beaux portraits de femmes-enfants, filles perdues dont la perte est la condition exigée pour les filmer, capturées corps et âme (soi-disant). Chez Seyrig, dans ce demi-sourire illimité qui caractérise la femme et l’œuvre, tout au contraire gît une joie, une surprise railleuse permanente : son allégresse et sa colère de filmer, s’exprimer. C’est logiquement parce que Sois belle… est un film d’actrice qui traite tout entier et ne «parle» que de cinéma, dans sa précision d’écoute et sa réflexivité, qu’il est aussi un très grand film féministe.

Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig, avec Jane Fonda, Juliet Berto, Maria Schneider… 1h52. En salles le 15 février
Delphine Seyrig, en constructions de Jean-Marc Lalanne, édition Capricci. 120 pp. Sortie le 17 février

Un livre en hommage à Seyrig

«La si-tu-a-ti-on mérite atten-ti-on…» : Jean-Marc Lalanne, critique de cinéma et rédacteur en chef aux Inrockuptibles, dans son essai «Delphine Seyrig, en constructions» (Capricci) invente les mille façons possibles de rendre hommage à l’actrice, cinéaste et activiste disparue en 1990. En alliant les armes conceptuelles de la tradition cinéphile moderne et post-moderne à celles de la critique féministe et des études de genre, le livre compose le portrait cubiste d’une œuvre dont il restait à rassembler et diffracter en une même esquisse les multiples dimensions, miraculeusement tenues ensemble dans son travail comme dans sa vie : l’avant-gardisme et le glamour, la lutte et l’art, la politique et le jeu, l’émotion et la subversion, de «Marienbad» à «Jeanne Dielman» à son film-manifeste «Sois belle et tais-toi !», des «Lèvres rouges» à «Scum Manifesto», de Samuel Beckett à Carole Roussopoulos. Construction et déconstruction (de soi, du genre et des genres, de l’ordre du monde et de celui des images) y sont les deux forces principales, mises en tendre observation dans ces pages, d’une trajectoire qui n’a pas fini de nous parler, de cette voix reconnaissable entre toutes qui reprit, pour toutes, la parole, en anti-icône iconique. (Luc Chessel)


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