Par Elise Barthet Publié le 17 octobre 2022
« L’Afrique en thérapie » (1). Les besoins ont beau être immenses, les troubles mentaux restent les parents pauvres des politiques de santé publique sur le continent.
Un Africain peut-il mourir de tristesse ? « Je comprends qu’un homme se pende parce que sa femme l’a quitté, qu’il est sans emploi, que la voisine l’a ensorcelé ou qu’il a été surpris en train d’embrasser sa belle-mère. Mais se suicider parce qu’on souffre de dépression n’est tout simplement pas africain », écrivait en 2014 le satiriste kényan Ted Malanda. Il faut croire, ajoutait-il, que « certaines maladies ne frappent que les wazungu ou la classe moyenne ». En somme, les Blancs ou les riches, ceux qui peuvent se payer le luxe de consulter.
Tirée d’une tribune parue dans le quotidien The Standard peu après le suicide de l’acteur américain Robin Williams, la démonstration tout en clichés avait fait polémique. C’était précisément son but : grossir le trait, tourner en dérision le tabou qui entoure la maladie mentale pour mieux le subvertir. « Au Kenya, comme un peu partout en Afrique, la dépression et les troubles mentaux sont mal compris, stigmatisés, étouffés par les familles », explique le chroniqueur au Monde. Et même si, aujourd’hui, « le traitement médiatique des suicides a changé, qu’il y a plus de compréhension et d’empathie, y compris dans le système scolaire, les infrastructures, elles, ne sont toujours pas à la hauteur ».
Nairobi, la capitale kényane d’où écrit Ted Malanda, n’est pourtant pas la moins bien lotie d’Afrique. D’après le dernier atlas de la santé mentale publié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Kenya et ses quelque 53 millions d’habitants comptaient en 2020 plus de 8 000 professionnels de santé dédiés. Le Mali, avec une population à peine moitié moins importante, en dénombrait la même année 46. Plus généralement, pour l’ensemble de l’Afrique, un seul psychiatre exerce, en moyenne, pour 500 000 habitants. Un chiffre 100 fois inférieur aux recommandations internationales.
Les besoins ont beau être immenses, les troubles mentaux restent les parents pauvres des politiques de santé publique. L’errance des malades dans les grandes villes du continent est « un invariant de l’urbanité africaine », souligne l’anthropologue camerounais Parfait Akana. « Depuis mon enfance, raconte-t-il, je vois des gens nus dans la rue, je les vois manger dans des bacs à ordures, déféquer au milieu de la chaussée, se rouler dans la fange, s’accoupler en public, agresser des passants. J’entends aussi des histoires de viol de folles, de meurtres de fous à des fins rituelles. Ces malades ne constituent réellement un sujet d’attention que lors des grands événements où il est question de “déguerpissement” et “d’assainissement” de la ville. »
Le taux le plus élevé de décès par suicide au monde
Selon l’OMS, les Etats africains allouent en moyenne à leur prise en charge 0,46 dollar par habitant, « bien en deçà des 2 dollars par habitant recommandés pour les pays à faible revenu ». Ce sous-investissement, corrélé aux nombreuses crises qui traversent le continent, vaut à l’Afrique d’enregistrer le taux le plus élevé de décès par suicide au monde, comme le soulignait l’OMS dans un communiqué le 6 octobre, appelant « à en finir avec la crise du suicide et de la santé mentale en Afrique ».
Un phénomène qui touche plus particulièrement les plus de 70 ans. Et « ce n’est que la partie émergée de l’iceberg », estime Florence Baingana, conseillère régionale pour la santé mentale et la toxicomanie à l’OMS, qui plaide pour une hausse drastique des investissements dans les programmes de prévention.
Mais les bourses ne sont pas extensibles : l’essentiel des ressources et l’attention des bailleurs restent concentrés sur les maladies infectieuses, très meurtrières, comme le paludisme, le sida, la tuberculose, la rougeole, Ebola ou, plus récemment, le Covid-19. Or, certains programmes consacrés à la lutte contre la toxicomanie, peu de partenaires internationaux disposent de fonds dédiés aux troubles psychiatriques.
Ces dernières années, toutefois, plusieurs pays africains ont intégré les maladies mentales à leur agenda politique. En 2021, des plans d’action sur cinq ans ont été votés au Kenya et en Ouganda, tandis que le Ghana et le Zimbabwe travaillent avec l’OMS pour développer leur offre de soins. « Les pays francophones sont un peu en retard », remarque Florence Baingana.
Décloisonner la discipline
Cela n’a pas toujours été le cas. En Afrique de l’Ouest, le Sénégal a même longtemps fait figure d’Etat pionnier. Sous la houlette du psychiatre français Henri Collomb et de son collègue sénégalais Moussa Diop – cofondateurs de la revue Psychopathologie africaine –, le centre hospitalier universitaire de Fann, à Dakar, s’est fait connaître en défendant une pratique en rupture avec la psychiatrie coloniale. Comme Thomas Lambo, premier psychiatre du Nigeria, l’« école de Dakar » se voulait attentive à l’environnement socioculturel des patients et ouverte aux médecines traditionnelles. Elle a essaimé, dans les années 1960 et 1970, dans d’autres pays francophones comme le Burkina Faso ou la Côte d’Ivoire.
Mais le modèle, faute de moyens, a fini par montrer ses limites. « Jusque dans les années 2000, au Sénégal, la psychiatrie était vraiment l’affaire des psychiatres, explique le docteur Jean-Augustin Tine, responsable de la division santé mentale au ministère de la santé. Nous avions une approche très institutionnelle de la prise en charge des maladies mentales, alors que dans d’autres pays de la sous-région, comme le Nigeria, une approche plus communautaire était privilégiée. »
Pour décloisonner la discipline, un tournant a été pris en 2019 afin de former les « agents de première ligne » qui exercent dans les centres de santé primaire à reconnaître des maladies comme la schizophrénie, la dépression ou les troubles bipolaires. Un programme de sensibilisation et de formation des « acteurs communautaires », notamment issus du monde associatif, a également été lancé.
Dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, la gestion des malades mentaux dépend encore largement d’associations d’inspirations religieuses. Les églises pentecôtistes sont ainsi dominantes à Madagascar. Les « camps de prière », où les « fous » sont enchaînés, existent encore à grande échelle dans le golfe de Guinée. C’est pour en finir avec ces traitements dégradants que le Béninois Grégoire Ahongbonon, un ancien réparateur de pneu, a créé, dans les années 1990, l’Association Saint-Camille-de-Lellis, qui gère aujourd’hui sept centres en Côte d’Ivoire, autant au Bénin et trois au Togo. Des dizaines de milliers de malades y sont traités, avec plus ou moins de succès.
« Dans l’absolu, des ONG comme la Saint-Camille font du bien », concède Jean-Augustin Tine. Le psychiatre sénégalais regrette toutefois que ces établissements ne soient pas « arrimés » aux systèmes de santé des pays concernés. Institutions et associations peuvent travailler en bonne entente. C’est même nécessaire, estiment de plus en plus de professionnels de santé, compte tenu de la popularité des centres d’inspiration religieuse et des médecines traditionnelles. « 70 % des patients ont recours à des tradipraticiens avant de venir nous voir. Beaucoup font des va-et-vient », observe le docteur Tine, convaincu que les mentalités évoluent.
Dépression, schizophrénie, troubles bipolaires… Les maladies mentales restent les parentes pauvres des politiques de santé publique en Afrique. Les Etats du continent ne consacrent, en moyenne, à leur prise en charge que 0,46 dollar par habitant, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux pays à faible revenu d’y dédier au moins 2 dollars. Un sous-investissement aggravé par le tabou qui pèse toujours sur la « folie » dans de nombreux pays d’Afrique.
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