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mardi 2 avril 2013

Joann Sfar vampirise le roman

LE MONDE DES LIVRES | 


Une illustration de Joann Sfar
Une illustration de Joann Sfar | Joann Sfar

On se demande, en commençant L'Eternel, son premier roman, à quoi aurait ressemblé cette histoire de sang, d'amour, de fraternité et de douteuses résurrections si Joann Sfar en avait fait une nouvelle bande dessinée. Et puis, on cesse d'y penser. Le dessinateur et scénariste du "Chat du rabbin", de "Petit Vampire" et de "Grand Vampire" ou de "Klezmer", pour ne citer que quelques-unes des séries qui lui valent de dominer aujourd'hui le neuvième art, a pleinement accompli, après un passage par le cinéma (Gainsbourg, vie héroïque), sa nouvelle métamorphose. Ses images, désormais, il les crée à même le cerveau du lecteur.
Quand, sur la mezzanine de son petit atelier, en surplomb d'une cour qu'on aperçoit à travers une porte vitrée donnant, curieusement, sur le vide, on recueille les impressions que cette expérience lui a laissées, il confie : "A 41 ans, j'ai le sentiment d'avoir trouvé l'activité qui me rend pleinement heureux." On parlera plus tard de l'angoisse qui traverse le livre, des peurs avec lesquelles il joue, et de celles avec lesquelles il ne joue pas, du tragique qui hante, lui aussi, cette comédie noire, mais ce qu'il est urgent de dire, c'est le plaisir, c'est la découverte d'une liberté plus grande, d'une joie plus vive de créer. La lecture de L'Eternelrend, du reste, ce bonheur palpable, et il n'y a pas de meilleur moyen d'entamer une conversation à son sujet. "Je suis très enfantin quand j'écris", ajoute Joann Sfar. Il ne saurait décrire plus précisément le mélange d'émerveillement et d'angoisse que son roman suscite.


Tout commence en 1917, sur le front russe. Ionas et Caïn, deux frères, juifs d'Odessa, sont pris dans un traquenard tendu par les Allemands. Ionas meurt. Caïn, désespéré, part annoncer la nouvelle à la fiancée du jeune mort, Hiéléna, qui ne trouvera, pour se consoler, que les bras de ce frère esseulé. Mais dans son charnier, Ionas découvre qu'être mort n'empêche pas toujours de vivre : il se réveille, se met en marche, se dirige à son tour vers Odessa. Il ne sait pas ce qui se passe, ni qui il est désormais. La terreur de ceux qu'il croisera et les cadavres exsangues qu'il laissera sur son chemin lui ouvriront les yeux. Les morts qui se réveillent, dans le monde fantastique, se nomment des vampires.
L'Eternel est le récit de cette initiation à l'état vampirique, la biographie d'un monstre. "J'ai perdu ma mère avant l'âge de 4 ans, raconte Joann Sfar, et on m'a fait croire qu'elle était partie en voyage et qu'elle reviendrait si j'étais sage. On comprend que pour l'enfant que j'étais l'existence des morts-vivants passait plutôt pour une bonne nouvelle. Je n'utilise pas les vampires pour me faire peur. Je les utilise pour me rassurer." Aussi les a-t-il beaucoup utilisés dans ses bandes dessinées. Mais l'un des bonheurs que procure le roman est de pouvoir passer de la fascination à la curiosité, du mythe à l'élaboration, certes non moins mythique, mais crédible, et concrète, d'une réalité. Il faut que ce qui, en vous rassurant, vous enchante ait assez de poids pour concurrencer la vie, sans quoi l'enchantement se dissipe. Et que faire, alors, de la vie ?


 Une illustration de Joann Sfar.

L'enfance, chez Joann Sfar, est minutieuse. "J'ai une fascination germanique pour le sérieux, dit-il. Même mon humour est germanique. On peut aborder les figures les plus absurdes, les parer d'attributs ridicules, mais on va les décrire sérieusement, on va les voir de près. Comment on se débrouille pour vivre, quand on est un vampire ?" Les aventures de Ionas, dans la Russie du XXe siècle, puis aux Etats-Unis, aujourd'hui, son amour sans espoir pour Hiéléna, puis celui qu'il éprouve pour la belle psychanalyste Rebecka, par qui l'espoir renaîtra, passionnent, même si on ne partage pas le goût de l'auteur pour le merveilleux.
Ce sont les aventures d'un homme à qui il est arrivé quelque chose d'un peu bizarre, bien sûr, mais c'est en homme qu'il vit cette épreuve, ou cette chance. Les figures les plus extravagantes qui apparaîtront autour du héros (un loup-garou, une mandragore, d'autres vampires, un Lovecraft plus que centenaire, devenu aussi fou que son oeuvre...) n'échapperont pas non plus à cette sorte de loi d'immanence qui fait le charme singulier du livre : le merveilleux, ici, c'est le métro à 6 heures du soir. On plonge dans la foule humaine, quelque étrange qu'elle soit.
L'Eternel est un roman fantastique qui cherche d'abord l'amusement de son lecteur. Mais il n'amuserait pas autant s'il n'était aussi juste. Ou, comme dit Joann Sfar, s'il n'échouait pas autant à n'être qu'un roman fantastique. "Je ne lis presque que de l'horreur, du fantastique, du polar ou du picaresque. Mais je n'arrive jamais vraiment à reproduire ces modèles. Je me retrouve à raconter le quotidien d'un vampire qui adopte un caniche. Et au fond, c'est ce ratage qui m'intéresse. Je suis en attente d'une foi. Pour qu'un personnage m'intéresse, je dois croire qu'il existe." Le fantastique est chez lui un accident de la vérité, sa réussite de romancier étant de maintenir l'équilibre entre l'envol et l'atterrissage, la fable et la quotidienneté, d'aller où il veut, avec une désinvolture parfois dangereuse pour l'unité du texte, mais le plus souvent stimulante, et qui ne manque pas d'élégance.
POUR DE FAUX
La liberté qu'il s'est octroyée lui permet, surtout, de donner par moments à son récit une force inattendue, dans un registre plus sombre, et plus émouvant. Si l'on n'avait en tête que son oeuvre graphique, ou le ton plus fréquemment ironique du roman, on pourrait tiquer quand il affirme : "En quoi ai-je toujours cru ? La Bible juive, finalement, jamais. Je crois en la permanence tragique." Mais la tragédie et l'horreur réelle sont en effet présentes. L'enfant se souvient de ses cauchemars. L'adulte sait que le cauchemar est la matière dont l'Histoire est faite. Et, dérobant à l'enfant ses armes dérisoires, combat le malheur des temps. Pour de faux, dirait le premier. En romancier, en somme. "Je cherche à soigner l'expressionnisme européen avec de la comédie américaine", précise Joann Sfar.
Le vampire Ionas, vers la fin du livre, repensant aux massacres auxquels, dans sa traversée du siècle, il lui a été donné d'assister, en vient à dire, dégrisé de sa propre irréalité : "J'ai voulu croire qu'il y avait un monstre magique, mais tout était normal." Ce ne sont pas les créatures de la fable qui ont ensanglanté l'Histoire. Les hommes suffisent à cette tâche. "Le fantastique est là pour embellir les horreurs, commente Sfar. Dans la réalité, elles n'ont rien de beau. Il me paraît important, quand on joue avec la mort, de rappeler parfois que le vrai massacre, celui qu'on ne peut pas résoudre en images ou en symboles, c'est de la viande. Et face à la viande, le jeu s'arrête."
Au bout de la conversion de l'auteur du "Chat du rabbin" en écrivain, ce ne sont pas seulement les images dessinées qui ont disparu. En levant, à l'occasion, le voile sur une nuit plus profonde, sans rêves, sans même cette lumière sépulcrale dont, frisson délicieux, il a éclairé son roman, Joann Sfar a ajouté aux arts qu'il pratiquait déjà celui de se passer de toute image. Et de raconter, par les moyens du conte, et de son dépassement, le monde tel qu'il est.
L'Eternel, de Joann Sfar, Albin Michel, 464 p., 22 € (en librairie le 4 avril).

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