Soins palliatifs : "Au moment de l'agonie, notre équipe s'efface"
LE MONDE |
"Je suis désolé pour le retard ! - Ben, vous êtes docteur..." Sourire de Francis Dayre, le médecin généraliste de Lucienne, qu'il accompagne à petits pas de la porte d'entrée à son canapé de velours vert, au milieu d'un salon tapissé dans la même teinte. L'octogénaire s'y love, enveloppée de châles à pompons. Il y a bien du monde, ce matin, dans sa petite maison de lotissement. Elle semble savourer le moment.
En plus de son docteur, de l'infirmière libérale et de son fils, qui vit à demeure, un médecin, une infirmière et une psychologue du réseau de soins palliatifs à domicile du Sud-Essonne (le réseau SPES) sont venus s'enquérir de sa santé. La vieille dame, elle, a bien envie de profiter de l'auditoire pour revivre à haute voix les sorties de jadis, ce petit déjeuner au Ritz dont elle avait "ramené des sucres pour faire collection".
Lucienne a éloigné un cancer du sein il y a quatorze ans. Il est revenu. La chimiothérapie n'est plus de mise. Son torse est dévoré de plaies ouvertes qui la brûlent, stigmates de l'ancienne radiothérapie. Après la dernière visite, le réseau SPES a organisé à Paris une consultation chez une infirmière spécialisée de l'Institut Curie.
Lucienne consent à revenir au présent pour rassurer, elle va déjà mieux. Quoique... "Ce n'est rien", murmure-t-elle. "Ce n'est pas rien, saisit au vol Carine Quinto, le médecin du réseau. C'est là. Est-ce que c'est supportable ?" "Oui." "Vous dormez la nuit ?", enchaîne le généraliste. "Pas bien", admet-elle.
"POUR LA DERNIÈRE FOIS"
Elle a augmenté la dose de Temesta. Les deux médecins cherchent une autre molécule, il y a risque de vertiges le matin, sinon. Mais il faut encore convaincre le fils, qui a "regardé sur Internet". Et qui finit par confier d'autres tracas, d'ordre financier. L'infirmière du réseau, Danila Perret, se saisit des questions. La psychologue, Françoise Ellien, veille, elle, à ce qu'avance ce projet de vacances en Bretagne déjà évoqué durant l'été.
"J'ai besoin d'y aller, ose confirmer la patiente, portée par toute cette attention bienveillante. J'ai du monde là-bas." Grand-mère, mère, fille, mari... Des pleurs, soudain, lorsqu'elle énumère ces morts qu'elle voudrait visiter. "Peut-être pour la dernière fois."
Le généraliste doit filer. A la porte, il nous assure que l'"échange avec [sa] consoeur, cet appui technique" lui sont "particulièrement précieux". Comme lorsqu'il lui faudra, et c'est pour bientôt, aborder avec la patiente l'éventualité de directives anticipées - jusqu'où aller si son état s'aggrave ?
Isabelle Prunier, l'infirmière à domicile, qui partage depuis belle lurette les rigolades et coups de blues de Lucienne, se "sent moins seule"."On met en oeuvre les choses ensemble, c'est moins lourd psychologiquement." Une heure et quart après leur arrivée, les trois membres de l'équipe mobile de soins palliatifs plient bagages.
Sans avoir rien prescrit. Expertes, elles sont là en appui, pour conseiller et coordonner les différents professionnels de santé et du social, pour guider dans l'offre de soins, assurer une permanence téléphonique, en lien avec l'hôpital et le SAMU.
Trois cents personnes atteintes de maladies dont elles ne peuvent guérir bénéficient chaque année, chez elles, durant quatre mois en moyenne, de ce service né en 2003 et entièrement financé par l'assurance-maladie. Et tant de leurs proches sur lesquels il faut veiller"afin qu'ils ne s'enferment pas dans leurs engagements", selon les termes de Françoise Ellien, qui dirige le réseau SPES.
LE PRIX PSYCHIQUE
Les soins palliatifs à domicile, selon elle, ne sont pas un défi mais une manière d'honorer la demande du patient qui souhaite rester chez lui. Pas question de "jusqu'au-boutisme". Systématiquement, un lit "de repli" est réservé dans un service hospitalier de soins palliatifs.
Certains symptômes (étouffements, hémorragies massives) sont trop éprouvants pour les proches, trop lourds à gérer médicalement ; certains gestes (transfusions, ponctions), certaines techniques antalgiques ne se pratiquent qu'à l'hôpital. Il faut savoir y rapatrier le malade, ou du moins y organiser de courts séjours pour lui.
"Dans la vingtaine de derniers jours, notre équipe se déplace chez lui trois ou quatre fois par semaine, poursuit la psychologue. Les symptômes évoluent sans cesse, il faut beaucoup travailler avec le médecin et l'infirmière sur place. S'ils connaissent le patient depuis longtemps, la charge émotionnelle est lourde."
L'état psychologique des proches est constamment évalué. Que représente exactement l'engagement pris, ce "Je ne te laisserai pas mourir à l'hôpital" ? Le prix psychique à payer n'est-il pas trop lourd ? Sont-ils capables d'aller jusqu'au bout ? Peuvent-ils voir leur parent décéder là où ils continueront de vivre ? Car dans les trois dernières semaines, la sphère de l'intime est envahie de matériel technique. Lit médicalisé, pompe à morphine...
Le rôle du réseau, c'est alors parfois de les aider à renoncer sans qu'ils le vivent comme un échec, une trahison. Ou de s'apercevoir que la famille tient davantage à ce maintien au domicile que le patient en fin de vie lui-même - une sonnette à portée de main, une infirmière dans la minute, cela le rassurerait... Et encore de revenir soutenir soignants et proches après le décès.
FARDEAU
"Au moment de l'agonie, notre équipe s'efface. Le patient est débarrassé de toutes ses perfusions, hormis les antalgiques. L'infirmière est souvent là parce qu'il n'est pas rare qu'elle passe cinq heures par jour chez le patient à ce stade." Elle aura grandement besoin de poser ce fardeau, ensuite. Tout comme la famille. La mort d'une personne aimée n'est pas plus douce à la maison.
"C'est toujours une rupture d'une grande brutalité, sait Françoise Ellien.Les proches nous disent : "Il a tellement souffert", même quand on sait que ce n'est pas la réalité médicale. En fait, ils nous disent la violence de cette mort pour eux."
Direction Vert-le-Grand. Chez Thérèse, 86 ans, même cancer du sein et, cette fois, des métastases osseuses. Ses jambes ne la portent plus. Thérèse vit seule dans son pavillon années 1950 mais ne se verrait ailleurs pour rien au monde.
Dans un langage aussi fleuri que son intérieur, elle a tôt fait d'avertir."J'aime pas qu'on vienne pleurnicher sur moi." Elle a ce qu'il lui faut, son aide-ménagère, le mari de celle-ci, "un copain", le voisin Jeannot("Si j'ouvre pas les volets de bonne heure le matin, il déboule"). Et le pigeon "moche, tout déplumé", qui a élu domicile sur le balcon et qu'elle s'est résolue à nourrir.
Thérèse refuse tout antalgique. "C'est bien qu'on soit connues, acceptées par elle avant le moment où elle aura davantage de symptômes", nous glisse le docteur Carine Quinto. Avec la généraliste venue retrouver l'équipe, et qui parle doucement en caressant le dos de sa patiente, il est question de tapis dont il serait bon de se débarrasser pour éviter les chutes, et surtout de rendez-vous qu'il faudrait honorer, cette fois.
Le dos calé dans un amoncellement de coussins, un cendrier géant à portée de main, Thérèse préfère parler rosé et bordeaux, mais finit par accepter la prochaine prise de sang, et même la transfusion antidouleur prescrite par l'oncologue. "Mais pas en gériatrie, avec tous les gens qui débloquent !" Chez elle. "De toute façon, le jour où je pourrai plus rester, je me flingue !"
Sur le chemin de Champcueil, siège du réseau, le docteur Quinto nous assure n'avoir pas reçu, en sept ans, plus de cinq demandes d'euthanasie. "A l'inverse, nous sommes constamment confrontées à des demandes de vie à tout prix, d'acharnement thérapeutique." A ceux qui souhaitaient en finir, elle a répondu "que c'était impossible dans le cadre légal actuel". Ce qui n'empêche pas de tenter de comprendre et d'aider.
"Avec plusieurs thérapeutiques associées, pas seulement médicamenteuses, mais aussi de la relaxation, de l'hypnose, de la stimulation neuro-cutanée, la souffrance est apaisée. Sinon, on sédate, on fait dormir." La douleur n'est pas seule en cause, a-t-elle compris. Devenir une charge pour autrui, assister à sa propre dégradation physique, s'avère tout aussi insupportable.
Sa collègue Françoise Ellien ne sait pas si elle est pour ou contre l'euthanasie, mais elle voudrait simplement que tout le monde, partout, quelle que soit l'épaisseur du portefeuille et du carnet d'adresses, ait accès aux mêmes soins.
"Ces situations catastrophiques des trois derniers mois, d'échappement thérapeutique, de désespoir, se fabriquent tout au long du parcours de santé. Est-ce normal, par exemple, que Lucienne ne soit plus suivie par l'oncologue, même si elle n'est plus sous chimiothérapie ? Il aurait pu prévenir les affections cutanées. Mais il est sans doute trop débordé." L'euthanasie, un débat qui, à l'en croire, en cache d'autres, plus nécessaires.
Pascale Krémer
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