«Allo, Tabac Info Service» : le changement de prestataire fait tousser les tabacologues
Alors que le numéro s’affiche sur tous les paquets de cigarettes, certains tabacologues s’apprêtent à boycotter le « 39 89 », la ligne de Tabac Info Service. A partir du 17 juillet, plus question d’orienter leurs patients vers ce dispositif national d’aide à l’arrêt du tabac, pourtant financé par l’Inpes (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé), sous tutelle du ministère.
A l’hôpital Paul Brousse de Villejuif, par exemple, « les membres de l’Unité de coordination de tabacologie (…) ont décidé à l’unanimité de ne plus mettre le numéro de TIS sur le répondeur du service », annonce le Dr Patrick Dupont, dans un courrier vengeur. En cause : le changement de prestataire décidé par l’Inpes à l’issue d’un appel d’offres. A partir du 17 juillet, les fumeurs à la recherche de conseils et de soutien psychologique ne seront plus traités par les tabacologues de l’Office français de prévention du tabagisme (OFT), une association à but non lucratif qui gérait la ligne depuis sa création ; mais par des tabacologues fraîchement recrutés par une PME spécialisée dans la vente directe de médicaments aux pharmacies, déjà sous contrat avec une soixantaine de laboratoires, et qui se développe sur le créneau porteur de l'accompagnement des patients (depuis la loi Bachelot de 2009).
Son nom : Direct Medica, 25 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2011. Propriétaire d’un gros centre d’appels, Direct Medica a notamment séduit l'Inpes en s'engageant à facturer moins cher la minute d’entretien téléphonique. Le hic : dans sa liste de clients, l’entreprise affiche plusieurs fabricants de substituts nicotiniques (ces patchs, gommes ou inhalateurs auxquels recourent souvent les fumeurs).
« C’est un conflit d’intérêts majeur », s’égosille le directeur de l’OFT, qui n’en revient pas d’avoir perdu le marché (1,2 million d’euros de subventions en 2011). Fin mai, l'association a tenté de faire annuler l'attribution en dénonçant des « irrégularités » devant le juge des référés, mais s'est vu débouter.
« Je viens encore d’écrire à la ministre de la santé, j’ai remué ciel et terre jusqu’au cabinet de François Hollande, se désole Joseph Osman. On nous répond que la justice est passée… » Pas tout à fait en réalité, l’association n’ayant pas épuisé toutes les voies de recours.
A quelques jours de la relève, les « tabacologues écoutants » de l’OFT (médecins, infirmières, psychologues, sages-femmes, etc.), qui ont traité 30 000 coups de fil en 2011, tentent encore de mobiliser. Dans une « déclaration collective », trente-cinq d’entre eux dénoncent « l’idée que l’on puisse laisser aux mains d’une société commerciale en lien avec l’industrie pharmaceutique les appelants de la ligne TIS, des fumeurs en souffrance qui comptent sur notre expertise ».
« Je ne suis pas gêné par l’attribution du marché à une entreprise, tient à préciser le président de l’OFT, le pneumologue Bertrand Dautzenberg. Mais par l’attribution du marché à un marchand de médicaments ! » Il rappelle que la tabacologie, au carrefour de plusieurs disciplines, ne se résume pas à la prescription de patchs, qu'il faut manier les thérapies cognitivo-comportementales.
Le Pr Dautzenberg aurait-il peur que les nouveaux tabacologues de Direct Medica poussent à la consommation de substituts nicotiniques, sous pression des labos, alors que d’autres méthodes de sevrage existent ? « On ne peut pas dire qu'il y ait un risque de surconsommation en France, admet le pneumologue. Mais l’équipe de Direct Medica pourrait orienter les fumeurs vers tel produit plutôt que tel autre. Si un de leurs labos vient dire : “Vendez-moi plus de Nicorette !”, je vois mal comment ils résisteront. »
Le cahier des charges fixé par l’Inpes prévoit un garde-fou : interdiction formelle est faite aux conseillers de promouvoir une marque, même d’en évoquer. « Sauf qu’environ un appelant sur deux cite un nom de lui-même… », rétorque le Pr Dautzenberg, suggérant qu’une manipulation est toujours possible.
Et puis Joseph Osman craint qu’à côté des tabacologues, forcément détenteurs d’un diplôme universitaire, le service marketing de Direct Medica mette en place « une équipe B chargée des basses-œuvres, par exemple l’envoi de SMS orientés ».
A l’Inpes, on goûte peu « ces procès d’intention ». « La réaction de l’OFT est celle d’un candidat débouté », s’agace la directrice générale, Thanh Le Luong. Nous sommes garants de la qualité des prestations fournies par Direct Medica, qui doit suivre notre cahier des charges. Nous ferons des campagnes de testing pour nous en assurer, nous mettrons en place un système de double écoute sur les lignes. Si le contrat n’est pas respecté, nous le dénoncerons. » La directrice rappelle que l'appel d'offres s'est joué sur quatre critères, pas seulement financiers, et que son établissement public n’a pas le droit d’écarter une entreprise sous prétexte qu’elle travaille avec d’autres clients, même encombrants.
« Ça aurait dû être simple, et c’est un calvaire ! »
De toutes façons, Thanh Le Luong balaye tout conflit d’intérêts chez son nouveau prestataire : « Je ne vois pas pourquoi un tabacologue diplômé serait plus perverti chez Direct Medica qu’à l’OFT. »
L’association, elle, ne comprend toujours pas comment l’Inpes a pu attribuer une bonne note à Direct Medica sur le critère numéro deux (« capacité à garantir » la qualité du service), alors que l’entreprise n’avait pas encore constitué son équipe de tabacologues et n’a présenté qu’une poignée de CV anonymisés.« Tabac Info Service risque aujourd’hui de se retrouver avec une troupe de tabacoleux recrutés tous azimuts et dans l’urgence, peste Joseph Osman. Direct Medica a passé des petites annonces sur internet pour des salaires inférieurs aux nôtres, et même demandé aux responsables des formations en tabacologie de solliciter des étudiants!»
« J’ai encore besoin de compléter l’équipe, reconnaît le fondateur et directeur général de Direct Medica, Jérôme Stevens, ancien attaché des hôpitaux de Paris. Mais j’ai une dizaine de tabacos diplômés prêts à démarrer, et une dizaine d’autres vont signer courant juillet. J’ai trouvé mon médecin référent. Je suis serein. »Il ne comprend pas la « cabale » de l’OFT : « Quoi qu’on fasse, on est méchant. Je mets une petite annonce, ça fait un drame ; quand je contacte des pneumologues pour essayer de constituer un comité scientifique, ils déclinent sous prétexte qu’on a gagné le marché contre l’OFT… Ça aurait dû être simple, et c’est un calvaire ! »
Pour se défendre de tout conflit d’intérêts avec les labos, Jérôme Stevens rappelle qu’il travaille aussi pour le ministère de la santé ou l’agence régionale de santé. « Parmi nos clients labos, le plus gros représente 3 % seulement de notre chiffre d’affaires, souligne-t-il. Le marché de TIS, avec 5,2 millions d’euros, est bien plus intéressant. C'est un projet stratégique. Nous respecterons évidemment le cahier des charges. »
Pour défendre son choix, l’Inpes fait valoir les « antécédents » de Direct Medica dans « les programmes d’accompagnement » de patients, en particulier celui monté avec le service cancérologie de l’hôpital Pompidou – les infirmières de Direct Medica avaient surtout pour mission de recueillir par téléphone une série de données cliniques auprès des malades à l’avant-veille d’une chimiothérapie, pour accélérer leur prise en charge le jour J.
Jérôme Stevens plaide aussi son expérience dans le domaine du sevrage tabagique, qu'il étaye en citant un projet conduit par Direct Medica dans les pharmacies au milieu des années 2000, « qui avait pour objectif d'encourager le sevrage, avec un petit manuel de diététique, etc. ». Une opération financée par les labos, évidemment.
« Et l’OFT, ils n’ont pas de liens d’intérêts peut-être ?réplique le patron de Direct Medica. Retournez le projecteur ! Pour commencer, ce n’est pas qu’une association à but non lucratif, puisqu’ils ont développé “OFT Entreprise”, une société qui vend ses prestations aux entreprises (550 000 euros de chiffre d’affaires en 2010). »
Agacée par les leçons de déontologie de l'OFT, la direction de l’Inpes souffle que l’association organise aussi le congrès de la Société française de tabacologie, qui aurait bien du mal à boucler son budget sans l’achat par les labos de stands d'exposition – l’opération ne rapporte cependant pas un centime à l'OFT, jure son directeur.
« Surtout, le Pr Dautzenberg est lui-même financé par des labos, il suffit de regarder sa déclaration d’intérêts ! » lance le patron de Direct Medica. Le pneumologue, qui semble y détailler scrupuleusement ses liens d'intérêts (jusqu'aux croissants offerts par Pfizer), fut rédacteur en chef d’une revue sur le tabagisme soutenue par Mac Neal, « principal investigateur » lors d’essais pour une molécule commercialisée par Pfizer, intervenant dans des colloques financés par l’industrie, etc. « Il est arrivé qu'un laboratoire veuille le rémunérer, précise le directeur de l’OFT.Mais le professeur Dautzenberg demande que la somme, toujours modeste, soit versée à l'association. La très grande différence entre nous et Direct Medica, c'est que nous ne participons pas à la vente des médicaments d'arrêt du tabac ! »
Joseph Osman pressent que plusieurs de “ses” tabacologues rallieront demain, bon gré mal gré, l'équipe de Direct Medica. Doit-il s'en inquiéter, ou se rassurer ?
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