Valentin et les possédés
GRAND ANGLELe procès aux assises de Stéphane Moitoiret, accusé de l’assassinat, en 2008, du petit garçon de 11 ans, et de Noëlla Hégo, sa complice, retrace le délire mystique d’un couple qui a erré vingt ans sur les routes de France. Verdict le 16 décembre.
Le cou tendu telle une gargouille vers la cour d’assises de l’Ain, Stéphane Moitoiret, 42 ans, épaissi, bouffi, ensuqué par les neuroleptiques, bredouille un mot inaudible sur le massacre, le 28 juillet 2008 à Lagnieu (Ain), du petit Valentin Crémault âgé de 11 ans, de 44 coups de couteau : «Non.» Il n’a pas tué. Il dément même être sorti la nuit de la salle paroissiale à 3 kilomètres de là après une dispute avec sa compagne, Noëlla Hégo :«Non.» Il répète, buté : «Non.» En face, serrés sur le banc des parties civiles, le père et la mère de l’enfant, qui ont perdu leur emploi, hypothéqué leur maison et bu plus que de raison, encaissent les dénégations. A ses côtés dans le box, jugée pour complicité, «Sa Majesté» Noëlla Hégo, 52 ans, qui n’est plus blonde décolorée mais châtain, en parka marron, pose telle une statue de cire au profil grec, lisse et impassible.
Au bout de vingt ans de «missions divines» sur les routes de France, «Sa Majesté» ne «supportait plus» le manque de respect et la «violence» de son«secrétaire», lequel a voulu sortir ce soir-là : «T’as qu’à partir définitivement, on va se séparer, prends tes bagages et ta carte d’identité.» Le voilà qui décide de «faire un retour en arrière», ce qui dans leur langage signifie «tuer quelqu’un». Elle soutient aujourd’hui qu’il s’agissait de «sa» mort à elle : «Il cherchait à me suicider psychologiquement, à me tracasser le cœur et l’esprit. Il a voulu provoquer un incident pour revenir au départ.» Elle le laisse partir. Il revient une heure après, le doigt tailladé. Elle lui demande :«Qu’est-ce que tu as fait ?» Il répond : «Je me suis attaqué à un enfant dans la rue, j’étais comme hypnotisé.» Elle refuse de l’aider : «Je ne suis pas d’accord avec ce que tu as fait. Tu as voulu te venger parce que je voulais me séparer de toi et tu savais que j’aimais bien les enfants.»
«Elle a voulu me tirer les cartes, on a sympathisé»
Ce couple a fusionné dans une «folie à deux» fin 1987 autour d’un juke-box dans un café de Pont-Sainte-Maxence (Oise), où Stéphane habitait alors. Il a 18 ans, Noëlla 28. «Qu’est-ce qui vous a plu chez elle ?» questionne le président, Dominique Bréjoux. «Son physique», parvient à prononcer l’accusé, qui a du mal à aligner plusieurs mots d’affilée. Alors ses avocats, Hubert Delarue et Frank Berton, traduisent ses paroles. «Elle a voulu me tirer les cartes, on a sympathisé.» Le président : «Plus que ça, vous l’avez aimée, vous l’aimez peut-être toujours ?» Stéphane Moitoiret souffle :«Oui.» Invitée en retour à exprimer ses sentiments sur son ex-compagnon, Noëlla Hégo se radoucit : «Si c’est vraiment lui qui a tué le petit garçon, je n’ai que de la pitié pour lui.» Ne croit-elle plus à sa culpabilité ? «Il y a son ADN, mais ça me paraît bizarre.»
Dans ce bistrot, Noëlla Hégo a été attirée par «son apparence» : «Il a mis du hard rock dans le juke-box. Il était moderne. On a parlé de nos familles.» Il lui confie ses «problèmes avec sa mère». Il a arrêté l’école en cinquième, à 16 ans… Il a fait un stage de pâtisserie. Il a perdu son père en 1986 d’une tumeur au cerveau qui lui donnait des hallucinations. Noëlla lui propose de l’emmener chez ses parents, dans le Nord. «Aviez-vous l’impression qu’il venait chercher une autre mère ?» s’enquiert Me Gilbert Collard pour les oncles et tantes de la victime. «Oui, une autre famille», rectifie Noëlla. Elle n’a pourtant jamais trouvé sa mère «affectueuse» et se sent «comme une enfant adoptée».
Elève «brillante», voire «un génie» selon un professeur, «gentille comme un ange» si l’on en croit sa mère devenue veuve, cette fille du Nord quitte le lycée en seconde : «Ma mère ne voulait pas payer mes études.» Avec un BEP d’agent administratif, elle travaille dans deux banques. A 20 ans, elle épouse un comptable «pantouflard», divorce à 25 ans : «Je voulais un enfant. Il était stérile.» Elle veut «voyager», «changer de vie», part en Italie pour un job de «danseuse» strip-teaseuse. A Cannes, chez sa sœur, la voilà qui tire les cartes - «c’est un don» - et monte un cabinet de voyance.
Entre «magie blanche» et noire, Noëlla rencontre Stéphane, le fêlé. C’est le début d’un délire mystique à deux : «Je ne l’ai pas initié, c’est lui qui s’y est intéressé, je ne l’ai pas forcé», se défend la femme. Le président : «Vous-même vous étiez baptisée "Sa Majesté" et avez signé ainsi vos PV.»L’accusée : «C’est un titre, une nomination de divinité» venue «d’une voix automatique». Le président : «Quel philtre avez-vous utilisé sur lui pour avoir cet ascendant, pour qu’il vous mette sur un piédestal ?»«Pourquoi pas ?» rétorque Noëlla Hégo.
Le couple part un an en pèlerinage à Lourdes, à pied, «parce que je crois aux miracles», dit-elle. Il dépense les 50 000 francs hérités de son père. Les deux coupent les ponts avec leur mère. Insoumis, le voilà réformé du service militaire pour retard mental. En 1990, les deux SDF marchent jusqu’en Italie pour échapper à «des hélicoptères» qui veulent «les éliminer». Retour dans le Nord. Ils louent une maison, prient et se «purifient» au milieu de bougies. Enceinte, elle accouche d’une petite fille qui sera placée à la Ddass. Pour Stéphane Moitoiret, «on a échangé leur garçon, on leur a donné une fille» à la naissance, alors ils ont dû laisser le bébé. Noëlla Hégo voulait le«garder», dit-elle, «j’avais acheté la layette», mais «on m’a dit à la maternité qu’on ne me rendrait pas l’enfant». D’un ton cinglant, le président lui oppose deux rapports signés Hégo et Moitoiret. Les deux ont déclaré à la maternité la profession d’«exorcistes» et ont demandé «un accouchement sous X». Ils expliquent alors qu’ils l’abandonnent «pour des raisons professionnelles et idéologiques incompatibles avec l’éducation d’un enfant».Sans émotion apparente, Noëlla Hégo rétorque au président : «J’ai rien à dire, c’est une adoption secrète.» A la sage-femme, les futurs parents ont décrété : «C’est l’enfant du diable ! Notre vie, c’est tailler la route.»
Une «boîte à vœux» et une «valise à préjudices»
Me Collard parvient à faire avouer aux deux accusés leur culte du filml’Exorciste et les chemins de bougies. Pour Noëlla Hégo, «l’exorcisme, c’est chasser le démon, le mal du corps d’une personne, et la purifier». Pour Stéphane Moitoiret, «c’est quelqu’un qui lutte contre le mal» : «J’avais un mal en moi, une possession d’esprit.» En réalité, Noëlla a passé son temps à tenter de l’exorciser : «J’étais consciente qu’il pouvait faire du mal.»
Me Hubert Delarue, qui cherche à prouver la folie de Moitoiret, «le secrétaire de Son Excellence», n’a pas eu grand mal à y parvenir : «En quoi consistaient les missions divines, les contrats à signer ?» De façon hachée et incohérente, l’accusé explique : «Y a des choses à déplacer, des objets, ça amène des choses à faire quand on fait des voyages, mais ça n’a pas marché.» Vingt ans de quête avec une «boîte à vœux» et une «valise à préjudices» : «C’était des sous pour indemniser les gens», bredouille Moitoiret alors au service de Noëlla, qui «faisait des négociations pour des accords internationaux». Lui s’occupe de l’intendance, de trouver l’hébergement, sonnant aux portes, téléphonant au maire en quête d’une salle des fêtes. Il assume sa soumission à Noëlla : «C’est moi qui lui ai donné ce titre parce qu’elle a une élévation spirituelle.» Il a été contrecarré dans ses projets par le méchant «Belbar» (un chasseur de fossiles du livre éponyme) : «Belbar me suivait, il voulait me nuire», dit-il.
Sentant que le tueur de Valentin dans le box paraît tout à fait dérangé, MeJacques Frémion, l’avocat des parents du petit garçon qui veulent à tout prix que la justice passe, charge la «complice» supposée, Noëlla Hégo : «Avez-vous fait croire à M. Moitoiret que vous étiez une réincarnation de Dieu ?»Elle hausse les épaules : «S’il y croit, il y croit.» L’avocat se met à tonner :«Alors vous expliquerez peut-être à la cour comment on tue un dieu.» La théorie des parties civiles évoquée par Me Collard est que «Sa Majesté» a pu demander à son «secrétaire», en guise «de cadeau ou d’offrande», de tuer un enfant. De préférence un Valentin. Rien ne prouve que Stéphane Moitoiret connaissait le prénom du petit garçon. En tout cas, le couple est accusé, aujourd’hui, d’avoir tenté d’enlever, à Latillé (Vienne) en 2006, un autre Valentin âgé de 5 ans, indiquant à l’époque qu’il était «l’élu».
«Des Allemands au plafond et des Russes dans les murs»
Les troubles psychiques de Stéphane Moitoiret paraissent remonter à ses 17 ans. Il ne «se souvient pas» des trois semaines passées à l’hôpital psychiatrique en avril 1986, après la mort de son père. Vertiges, céphalées, l’adolescent perturbé s’endormait dans la baignoire chez lui en laissant couler l’eau. A 18 ans, il prétendait «venir de la planète Mars ou du Soleil», se sentait «cerné par des Allemands au plafond et des Russes dans les murs»,comme le rappelle Frank Berton, son défenseur. «C’est faux», lâche l’accusé.«Est-ce que vous pensez que vous devriez voir un médecin ?»«Non, non, j’en ai pas besoin. Je prends déjà de l’Haldol et du Tercian.» Moitoiret ne se sent pas fou. C’est sans doute la meilleure preuve qu’il ne joue pas la comédie pour se tirer d’affaire à bon compte.
Quatre experts psychiatres sur dix, à commencer par Paul Bensussan et Daniel Zagury, ont conclu à une «schizophrénie paranoïde» de Stéphane Moitoiret ayant aboli son discernement au moment de l’acte criminel. Pour eux, le tueur de Valentin n’aurait jamais dû comparaître, mais être enfermé en psychiatrie. L’avocat général, Jean-Paul Gandolière, fait mine de chercher à comprendre pourquoi l’accusé ne «répond que par quelques mots»,ânonne, passif, prostré : «Est-ce le décorum de la cour d’assises qui vous impressionne ?» Perdu, Moitoiret prononce : «Je réponds comme je peux.»
De son côté, la mère de Stéphane Moitoiret a émis un diagnostic à la barre :«Noëlla et Stéphane vivaient dans un monde parallèle, ça fait des années qu’ils étaient en dehors de la réalité. J’ai compris dans des émissions que c’était les symptômes de la schizophrénie. Ce n’est pas de sa faute, à Stéphane. Il n’a jamais eu de traitement ou d’aide sur ce plan-là. Les choses ont dû s’aggraver. On ne peut pas dire à un moment qu’il est schizophrène et en même temps qu’il peut maîtriser, c’est pas vrai. Il est sincère, il ne ment pas quand il dit que c’est un Belbar qui a tué. On doit tenir compte de ce qu’il a ressenti. Son état a été plus fort que lui. On sait qu’il est schizophrène et ça veut tout dire.» Verdict le 16 décembre.
Valentin : querelle d'experts aux assises
Stéphane Durand-Souffland
Provocateur, le Dr Bensussan a déclaré voir dans les accusés «deux grands dingues».
Dans un procès ordinaire, le ton monte généralement au moment de l'examen des faits parce que le ou les accusés les nient. Au procès fou de Stéphane Moitoiret et Noëlla Hego, qui nient toute implication dansl'assassinat de Valentin, 11 ans, le ton monte quand les psychiatres défilent à la barre. C'est un signe, un symptôme, qu'ici, les faits relèvent en grande partie du délire.
Le Dr Paul Bensussan est au micro. Il est l'un des quatre praticiens (contre six) qui ont estimé quele discernement de M. Moitoiret était aboli au moment du crime, à supposer qu'il en soit l'auteur, ce dont personne ne doute réellement tant les indices matériels abondent en ce sens. L'expert est tellement en colère qu'il s'exprime en des termes étonnants, voire choquants. «C'est la première fois que je vois deux grands dingues dans un box de cour d'assises », tempête-t-il.
Il a rendu un rapport séparé, alors qu'il avait été commis au sein d'un collège composé de deux confrères, les Drs Peyramond et Bornstein, dont il ne partage pas le diagnostic. Cela arrive. Mais le Dr Bensussan affirme qu'il a été soumis à des «pressions » destinées à l'empêcher d'exprimer sa voix discordante, de maintenir «un chouïa de discernement» afin qu'un procès «à vertu thérapeutique » soit offert à la famille de la victime. «J'ai les preuves», menace-t-il en pointant du doigt son cartable. Stigmatisant l'attitude de ses deux confrères, il n'y va pas avec le dos de la cuiller : «C'est du pipeau, du négationnisme diagnostique. Stéphane Moitoiret délirait à pleins tuyaux depuis dix-huit ans au moment du crime. C'est un schizophrène. Il y a enfumage de la cour d'assises, on ne met pas les dingues en taule.» Le président Bréjoux : «Ce n'est pas à mon âge qu'on va m'enfumer.» Derrière cette pique amusante, transparaît une exaspération manifeste à l'encontre de cet expert au vocabulaire relâché, qui met en cause les deux praticiens qui ont déposé dans la matinée.
«Ce spectacle est lamentable, tempête l'avocat général
Tout cela est pain bénit pour la partie civile, qui entend que la responsabilité - même s'il n'y en existe qu'une «once» comme l'a admis le Dr Bornstein -, soit retenue, ouvrant au box les portes du cachot. Me Collard, rusé comme un renard, titille longuement le bouillant psychiatre sur la forme de son discours. Il ne s'agit pas tant pour l'avocat d'être bon, mais d'être long, pour que son contradicteur finisse par exaspérer le jury. L'expert se défend pied à pied, son magistère pâlit puisqu'il doit se défendre. «Vous vous comportez en pontife de la psychiatrie», l'accuse Me Collard, qui a sans doute servi cette formule mille fois au cours de sa carrière. Le Dr Bensussan repousse cette idée d'infaillibilité.
On s'éloigne des faits - il y a longtemps qu'on n'en parle plus. L'avocat général : «C'est scandaleux ! Ce spectacle est lamentable ! Les experts viennent régler des comptes à la barre ! » La défense n'a pas le choix : elle tente de couvrir la voix d'en face. Le brouhaha est total, la confusion généralisée. Le président : «Je n'admettrai plus que quiconque intervienne.» Me Collard reprend son détricotage, souvent tendancieux, mais efficace. C'est cela, un procès à vertu thérapeutique ?
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